Prononcée par Nadia Everard et Noé Morin, fondateurs de La Table Ronde de l’Architecture
À Tunis le 7 décembre 2023
Pour commencer, nous aimerions dire que nous revenons en Tunisie comme au sein d’une famille que l’on aurait quittée depuis longtemps. Pour nous, visiteurs, qui venons d’une lointaine province belge par-delà la Méditerranée, et plus précisément d’une ville flamande qui fut un jour le plus grand port de commerce d’Europe du Nord, la Tunisie peut sembler étrangère. Entre nos maisons à pignon et vos toits-terrasses, entre nos voûtes gothiques et vos arcs outrepassés, entre nos beffrois et vos ribats, il semble au premier coup d’œil qu’il n’y ait rien de commun.
Et pourtant, l’art de l’Europe occidentale et l’art de l’ancienne Afrique romaine puisent aux mêmes sources. Quand nous sommes devant la Grande Mosquée de Kairouan, qui compte parmi les plus belles créations de l’Islam, nous sommes séduits par sa majesté et son religieux dépouillement, nous sommes étonnés également, mais nous ne sommes pas déconcertés car nous la sentons imprégnée de traditions proches des nôtres. La Tunisie et l’Europe occidentale ont été nourries aux mêmes mamelles, celles de l’empire : byzantin chez vous, latin chez nous. Le dernier millénaire a séparé nos cultures et leur a donné à chacune un caractère particulier. Mais si nous faisions l’effort de regarder au-delà de la période historique récente, nous verrions à quel point l’art musulman et l’art occidental chrétien procèdent d’une antiquité commune. Et c’est particulièrement vrai en Tunisie qui abrite les plus belles œuvres d’art musulman que l’Afrique du Nord ait produites.
Si les circonstances ont conduit votre architecture à prendre une forme différente de la nôtre, il ne faut pas oublier qu’elles sont lointainement cousines. Alors qu’elles avaient des fondations communes, le Moyen-âge les a lentement distinguées. Sans parler de la rigueur de votre climat qui vous oblige à vous protéger de la sécheresse et du soleil alors que nous, habitants des contrées du Nord, sommes ennemis du froid. Sans parler non plus des ressources disponibles comme le bois que nous avons en abondance et dont vous manquez, ou la terre que nous devons cuire et que vous employez crue. Ce sont là des contingences du climat, de la géologie et de la nature qui déterminent l’architecture autant que le font la culture, l’histoire et la religion. Il faut ces deux choses ensemble – la culture et la nécessité – pour fonder un socle de traditions.
Cependant, depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, nous assistons à un phénomène paradoxal. Une nouvelle architecture standard, conforme, partout semblable, prend son essor dans des régions du monde fort différentes. Dans le monde entier, et même dans les pays que tout oppose, on voit apparaître des immeubles en béton armé, des tours de verre et d’acier de cinquante étages, des maisons cubiques aux parois lisses et blanches. Cette nouvelle architecture, qui est issue du « mouvement moderne », est devenue universelle. Il n’y a guère que dans les endroits très reculés, où ne pénètrent pas les moyens industriels de construction, que s’épanouit encore la tradition sous des formes riches et variées.
Quelque fois dans nos contrées, pour répondre au puissant appel des origines qui tiraille l’individu moderne, l’architecture prend l’aspect de la tradition sans en prendre l’essence. Sous un masque de brique ou de pierre, elle dissimule un cœur en béton. Ce qui trompe l’œil rassure l’esprit, et l’individu moderne peut aller dormir dans sa bicoque aux allures de fermette ou de manoir. Il n’en reste pas moins qu’il vivra dans un mensonge. Il croira avoir défié la modernité industrielle mais en vérité, il sera devenu son plus fidèle débiteur. La véritable architecture traditionnelle ne se marie pas avec les méthodes modernes de construction qui supposent la production en série, l’uniformisation et la centralisation économique. La véritable architecture traditionnelle est faite de culture et de nécessité. C’est la culture qui vous a fait ériger des minarets, et c’est la nécessité qui les a faits de pierre.
Mais aujourd’hui que le particulier se dilue dans le mondial, et que la nécessité est vaincue par la puissance illimitée du transport et de l’industrie, quelle utilité peut bien avoir la tradition ? Cette question est au cœur du sujet qui nous occupe aujourd’hui. C’est pour y répondre que nous avons fondé La Table Ronde de l’Architecture.
Notre association est un groupe de réflexion et d’action sur l’avenir de l’architecture. Nous essayons de formuler des constats honnêtes et d’esquisser de bonnes solutions. Nous pensons qu’un certain nombre de ces solutions peuvent également s’appliquer aux problèmes que rencontre l’architecture ici, en Tunisie. C’est pourquoi, d’un mot, nous aimerions résumer le cheminement de notre réflexion.
L’architecture moderniste est devenue universelle à la faveur de l’apparition de nouveaux outils de production. D’abord, le ciment Portland doublé d’une armature en métal, qui se généralise dans la seconde moitié du vingtième siècle, rend superflu le travail artisanal de maçonnerie, de charpente, de couverture et de tous les métiers qui intervenaient autrefois dans le gros-œuvre. Ensuite, de par la vitesse et l’ampleur des chantiers en béton, le marché de la construction tend à se concentrer aux mains de grandes entreprises qui pour optimiser leur rendement, poussent l’architecture à se conformer à des modèles. C’est le début de l’uniformisation. Enfin, le développement de l’informatique contraint les architectes à troquer leur crayon et leur feuille de papier contre un ordinateur, dont les logiciels d’architecture favorisent l’abstraction, quand ils n’entretiennent pas des collusions criantes avec les grands groupes de la construction. Ajoutez à cela la progression fulgurante de l’intelligence artificielle qui bientôt remplacera l’intelligence humaine dans la conception d’un projet, et vous aurez un panorama complet du phénomène qui en l’espace d’un siècle à peine, a bouleversé l’architecture. Chez nous comme chez vous, dans le monde entier, la loi du moins cher a rendu obsolètes les maçons, les charpentiers, les couvreurs, les ferronniers, les maîtres verriers… qui n’ont eu d’autre choix que de disparaître ou survivre comme animateurs folkloriques des traditions. Les derniers Mohicans de l’artisanat se maintiennent tant bien que mal dans un monde où ils sont jugés trop chers, trop lents et trop archaïques. La chaine de l’apprentissage est rompue, leurs connaissances ont cessé de se transmettre. Ce qui n’est plus vivant finit par se perdre, comme une langue morte.
Voici le tableau légèrement déprimant – et nous nous en excusons – de la trajectoire que prend l’architecture actuellement. Il y a de nombreuses raisons d’être pessimiste et de penser que ce changement est définitif parce que le secteur de la construction tout entier a basculé dans un modèle productiviste de mauvaise qualité. Mais un certain nombre d’observations nous font penser que ce système n’est pas éternel et qu’il touche même à sa fin.
D’abord, et nous empruntons cette phrase au père de l’écologie française Bernard Charbonneau, un développement infini dans un monde fini nous conduira dans une impasse. Au point de vue des ressources disponibles, les matériaux industriels de construction sont épuisables et dans le cas du béton, presqu’épuisés. Leur fabrication suppose une quantité phénoménale de chaleur et produit, comme chacun sait, une quantité au moins équivalente de gaz carbonique.
Deuxièmement, la longévité des constructions modernes est devenue si insignifiante qu’un individu devra changer au moins trois fois de maison au cours de sa vie. De l’aveu d’architectes bien connus qui ont construit récemment à Bruxelles, la durée de vie de leurs bâtiments ne devrait pas dépasser 25 ans. Dans les pays du Nord où la faible inertie thermique du béton conduit les pouvoirs publics à prendre mille et une préconisations pour calfeutrer les constructions à coups d’isolants chimiques comme le polystyrène ou le polyuréthane, nous allons droit à l’obsolescence programmée du bâti. Et nous avons pu voir que la Tunisie n’était pas étrangère à ce problème en nous promenant dans le centre de Sousse où de nombreux immeubles à peine terminés menacent déjà de tomber en ruines. C’est, au fond, le revers d’une architecture construite à la hâte et dont le but n’est pas d’abriter les personnes mais d’effectuer des opérations lucratives de court-terme.
Un tel système peut se reproduire mais il ira de crise en crise. Et surtout, il ne produira rien de ce qu’on est en droit d’attendre de l’architecture, c’est-à-dire la protection des individus, la sauvegarde de la nature et la création de lieux où peuvent se déployer les activités humaines dans le civisme et la liberté.
Face à cela, notre association a ressenti l’urgence d’élaborer une alternative traditionnelle réaliste. Tout d’abord, nous faisons de la recherche pour identifier les matériaux naturels qui pourraient avantageusement remplacer le béton, les isolants chimiques, le plastique et tous les produits récents de l’industrie qui ne respirent pas, dont l’espérance de vie est courte, quand ils ne sont pas tout simplement toxiques pour l’homme. Nous parlons aux constructeurs, aux producteurs de matériaux et à tous les acteurs pragmatiques de l’économie du bâtiment qui sont prêts à remplacer les produits nocifs par la terre, la pierre, le bois et les fibres naturelles pourvu qu’ils n’y perdent pas au change et que les normes, à l’avenir, les y incitent. Dans nos pays d’Europe, les normes sont malheureusement conçues de façon à perpétuer l’usage de matériaux nocifs et rendent quasiment impossible la construction biosourcée. Et pour que ces normes changent, nous discutons aussi avec l’échelon politique.
Mais voyez-vous, comme nous avons déjà eu l’occasion de le dire dans de précédentes interventions, vous aurez beau changer toutes les règles, réécrire toutes les lois et convaincre les promoteurs immobiliers d’investir tout l’argent du monde dans des projets d’architecture traditionnelle, si vous ne disposez pas d’architectes et d’artisans bien formés, il vous manquera toujours l’essentiel et l’architecture produite ne sera pas convaincante. C’est pourquoi nous avons compris que la tâche la plus urgente qui nous incombait était de fonder une école. Et devant la multiplication des écoles d’été d’architecture en Europe ces dernières années, nous avons, nous aussi, décidé de fonder l’école d’été d’architecture et d’artisanat de Bruges.
Pendant cinq semaines, plusieurs dizaines d’étudiants venus du monde entier affluent à Bruges pour apprendre les traditions constructives locales qui s’incarnent, chez nous magnifiquement dans l’architecture flamande. Le but de notre école est de plonger nos étudiants dans le passé de cette ville merveilleuse, et de leur faire comprendre que l’architecture est le fruit de son histoire et qu’elle est en fin de compte le reflet dans la pierre d’une culture, d’un peuple avec ses institutions, son économie et ses coutumes.
Bruges est une ville de marchands : vous n’y trouverez ni citadelle, ni donjon, ni forteresse. Les Brugeois sont un peuple libre et orgueilleux : c’est pourquoi ils ont repoussé l’influence française au 19ème siècle et ont mis au point leur propre architecture gothique. Bruges est une devenue ville de commerce par le caprice du ciel : c’est parce qu’une violente tempête a ouvert au Moyen-âge des chenaux conduisant à la mer que les bateaux de marchandises peuvent désormais atteindre les portes de la ville. L’architecture et l’urbanisme ont jailli de ces bouleversements. Ils en sont la conséquence immédiate.
À côté des cours d’histoire, auxquels nous attachons beaucoup d’importance, nous demandons aussi à nos étudiants d’observer et de reproduire. C’est par l’imitation qu’ils se familiarisent avec le langage traditionnel. « Observez toute chose et retenez ce qui est bon », disait Saint-Paul, ce à quoi nous souscrivons tout à fait. Le mimétisme est la plus ancienne et la plus intuitive des méthodes d’apprentissage. Un enfant s’éduque en singeant ses parents. De la même manière, un architecte s’éduque en imitant le langage de l’architecture traditionnelle. Ce n’est qu’ensuite, lorsqu’il est devenu maître de ce langage, qu’il lui est permis d’inventer et de faire évoluer la science. Cette humilité fondamentale devant la tradition est au centre de notre pédagogie. Et des siècles durant, elle a guidé l’enseignement des Beaux-Arts. Mais l’université dans de nombreux pays a désormais choisi – et nous le déplorons – de mettre la charrue avant les bœufs et de donner libre cours à l’expression des élèves avant même de leur apprendre à parler. Or, voyez-vous, lorsque vous n’avez que de vagues notions d’architecture qui n’ont pas été consolidées par l’observation et la pratique, vous êtes contraint de parler un langage appauvri, un langage abrégé et dépourvu de nuances, qui est celui du modernisme.
Enfin, on ne parviendra pas à transmettre les traditions constructives si l’on ne réconcilie pas d’abord l’architecte et l’artisan. L’artisan est dépositaire de vastes connaissances qui ne trouvent plus aucune destination tandis que l’architecte, au contraire, ne sait plus où donner de la tête alors qu’il manque de savoir-faire. L’artisan connaît la valeur et l’utilité des matériaux, il connaît parfaitement sa région et son climat, il sait quelle pierre est bonne à bâtir, à quel angle incliner une toiture, quand il faut remplacer une poutre et comment jeter des fondations. Il possède les réponses aux nombreuses questions que se posent les architectes, et en particulier celle-ci : comment construire durablement ?
Pour construire durablement, il faut construire en symbiose avec son milieu. Il faut que les édifices sortent de la terre qui les porte. Il faut qu’après un long service, ils s’en retournent discrètement à cette même terre sans tout empoisonner autour d’eux. Pour que l’architecture soit durable, il n’est pas nécessaire de rivaliser de technologie : il faut s’en remettre aux bâtisseurs qui par un noble travail de fourmis ont mis au point une science millénaire infiniment riche, dont les enseignements se trouvent sagement conservés sous la forme du patrimoine. C’est pourquoi nous insistons autant sur l’étude, l’observation et le relevé des édifices pluri-centenaires qui ont porté jusqu’à nous les procédés les plus à même de conduire à une architecture durable.
Et une fois que nos étudiants ont suffisamment observé, suffisamment appris et qu’ils sont éclairés du savoir-faire traditionnel, nous leur demandons de concevoir leur propre projet d’architecture. Ce projet, nous mettons un point d’honneur à ce qu’il soit utile au village, la ville ou la région où ils se trouvent, ainsi qu’à ses habitants. Nous voulons démontrer par-là que l’architecture traditionnelle n’est pas un exercice de nostalgie et qu’elle n’appartient pas au passé, mais qu’il s’agit d’une architecture bien vivante et féconde, qui est notre alliée pour faire face aux enjeux du monde moderne.
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