Je découvris l’auteur Juan José Sebreli au détour de la librairie française de Rome, où je m’égarais par un réseau de ruelles étriquées en quittant la Piazza Navona. Pressé par le temps, à quelques minutes de la fermeture, je mis la main par dépit sur son livre épais dont le titre, La Trahison de l’Avant-Garde, m’avait intrigué pour ce qu’il semblait s’occuper des espoirs déçus de la modernité. Le sous-titre me confirma dans cette opinion : « l’art moderne contre la modernité ». Comment l’art moderne pouvait-il être contre la modernité ? Il me semblait jusque-là que le grand tort de l’art moderne était justement d’avoir été trop moderne, trop iconoclaste, d’avoir abusé d’une licence lui permettant de s’affranchir du cadre, du contexte, de l’époque, de la masse des gens qui demeurait attachée à la tradition… Je m’étais habitué à ce que l’art moderne fût considéré comme le terminus d’une course incroyablement longue, celle de la modernité dans l’histoire ; modernité remontant, si l’on veut, à la Révolution industrielle et à la Révolution française, à la machine à vapeur et à la foresterie scientifique, au premier livre de comptabilité et à la France de Colbert, à la première horloge, à la mort de Dieu ou encore à la découverte de l’agriculture. Quelle que fût la datation que l’on choisissait d’adopter – et elle pouvait remonter très loin dans l’histoire ! – la modernité telle que je me la représentais était un processus long, croissant, étendu, inéluctable, qui avait fini par affecter l’art du début du XXème siècle sous la forme des avant-gardes. Par essence, j’y voyais l’œuvre impitoyable d’arraisonnement de la nature (Gestell) dont a parlé Heidegger : l’extirpation du sacré du monde, la profanation du cosmos par la raison moderne ; en un mot, j’y voyais le rationalisme. En architecture, le rationalisme prenait la forme du Plan Voisin, de la Villa Savoye, de la Cité Radieuse, du Bauhaus, de la Villa Müller d’Adolf Loos, du plan de Brasilia de Lucio Costa, etc. Et cette tradition, pensais-je, provenait directement des Lumières (en particulier du cartésianisme) via la Révolution française.
En effet, j’avais reçu de l’œuvre d’Emil Kaufmann (1) l’idée qu’une ligne droite pouvait être tracée entre l’idéologie des Lumières et la modernité. Pour Kaufmann, Le Corbusier était le lointain héritier de l’architecte révolutionnaire du XVIIIème siècle Claude-Nicolas Ledoux. Kaufmann faisait dériver l’architecture de Le Corbusier du principe d’autonomie de Claude-Nicolas Ledoux. Il voulait dire par là que l’architecture moderne, comme l’architecture révolutionnaire, allait chercher en elle-même ses propres fondements – la foi, la vertu, le progrès, la concorde –, et qu’elle était donc autonome par opposition à l’architecture hétéronome qui puise ses modèles à la source de la tradition, du contexte ou de l’histoire. D’une certaine manière, Kaufmann insinuait que les notions modernes d’humanité et d’individu, fabriquées opportunément par la Révolution française, pouvaient se décliner en architecture sous la forme d’un style universel taillé spécialement pour l’habitant universel, sorte de Modulor avant l’heure, dont le mouvement moderne s’est contenté d’être une lointaine confirmation. Révolution, naissance de l’individu abstrait, naissance de l’architecture abstraite… Voilà l’idée que je me faisais de la genèse de l’architecture moderne avant la lecture bouleversante de Juan José Sebreli.
Mais avant d’entrer dans le détail de son analyse, tâchons d’éclaircir un peu le portrait de cette obscure figure intellectuelle de la gauche argentine qu’est Juan José Sebreli. Né à Buenos Aires en 1930, j’appris qu’il nous avait quitté en novembre dernier, au moment précis où je découvrais son œuvre… Cette coïncidence, où je refusai de voir davantage qu’un hasard, ne manqua pas de me procurer une certaine émotion ; sensation déroutante que de prendre conscience qu’au moment où j’ouvrais la première page de son livre, il était en train de perdre la vie. Cela me disposa sans doute à lire son travail avec la considération et le respect que l’on doit aux grands défunts. Sans cela, j’ignore si j’eusse été capable de me familiariser si rapidement avec son registre intellectuel qui, de prime abord, m’était totalement étranger.
De fait, Sebreli a placé sa vie intellectuelle sous la lumière de deux astres, que sont Hegel et Marx (auxquels il dédia un ouvrage intitulé Le Vacillement des Choses, traduit en français par les bons soins des éditions Delga en 2018). Sebreli suggère qu’Hegel et Marx furent les continuateurs de l’Aufklärung car ils cherchèrent à parachever l’unité du genre humain et l’universalité de l’histoire, notions qui avaient été ébauchées par la philosophie du XVIIème siècle (2). Pour Hegel comme pour Marx, l’histoire est une voie douloureuse mais nécessaire que l’homme doit emprunter pour réaliser pleinement l’idée de Liberté. D’autre part, l’histoire est pour eux la matrice de toute action parce que l’homme d’action, qui croit agir selon sa volonté, ignore que sa volonté est elle-même un produit de l’histoire. Ainsi Hegel, apercevant l’empereur Napoléon à cheval avant la bataille d’Iéna, raconte avoir vu « l’âme du monde » ouvrant le sillon de l’histoire universelle ; c’est que Napoléon lui-même, quoique pas dénué de volonté personnelle, n’était pour Hegel que l’incarnation momentanée de la Raison qui chemine à travers le siècle. Les hommes, tout à la fois acteurs et instruments de la Raison dans l’histoire, sont voués à participer à son universel dénouement. Qu’ils le hâtent ou qu’ils cherchent à l’endiguer n’a finalement aucune importance : tous se positionnent par rapport au même but objectif, qu’est le progrès. Ce qu’ils ne peuvent réaliser, écrit Hegel dans son Histoire de la philosophie, fait irruption dans leur pensée, suggérant que la vie intellectuelle elle-même se trouve enchainée au telos, à la cause finale, par le biais de la dialectique (3). Tout positionnement philosophique peut alors se réduire au moment dialectique où il se trouve formulé ; toute expression artistique n’est que le fruit provisoire d’un compromis dialectique qui, niant ou soutenant, est de toute façon condamné à être absorbé par un compromis dialectique supérieur.
C’est ainsi qu’avec Hegel, puis avec Marx, l’histoire se transforma en science historique. Et comme la science a pour instrument la raison et pour but l’objectivité de la connaissance, le Sujet – l’individu souverain, mu par sa volonté personnelle et forçant le destin – fut expulsé de l’histoire. Incidemment, alors que l’hégélianisme prétendait déchiffrer les signes du progressif avènement de la Liberté dans le monde, il réduisit les individus à n’être que d’utiles courroies de cet avènement, de simples spectateurs au festin de la Liberté triomphante.
On comprend aisément que ce rationalisme hérité des Lumières et poussé à ses plus extrêmes conclusions ait suscité, dès la fin du XVIIIè siècle, une réaction opposée qui se traduira par un romantisme exacerbé et une haine farouche des fruits de la civilisation occidentale. À la logique insolente et dépersonnalisante des rationalistes, les romantiques opposèrent la passion, le songe, la nuit, la folie, le primitif, l’occulte, le mystère. Sebreli, qui attaque virulemment les romantiques en qualifiant leur irrationalisme de régressif, note également que le romantisme est un sous-produit des Lumières. La modernité, dit-il, a provoqué sa propre négation. « Le baroque n’eût jamais existé sans la Renaissance, le romantisme ne serait rien sans les Lumières ; l’avant-garde, finalement, n’eût pas eu lieu sans le processus historique d’autonomie de l’art qui s’est développé de la Renaissance jusqu’au XIXème siècle. L’irrationalisme fut seulement une réaction et, en tant que tel, il dépendait de ce à quoi il s’opposait » (4). Positif et négatif, être et néant, lumière et obscurité, classicisme et romantisme… Ainsi va la dialectique. Et tout en niant, les idées s’enrichissent de ce qu’elles ont nié.
Prenons un exemple de cette révolte moderne contre le rationalisme : le mouvement néogothique au XIXème siècle. Le néogothique ne fut pas une tentative de recommencement du Moyen-Âge mais, bien plutôt, une réaction vigoureuse à la modernité. Le Moyen-Âge ne fut pour lui qu’une image d’Épinal opportunément choisie pour combattre les retombées néfastes de la société industrielle. À la notable exception de Viollet-le-Duc qui, par son étude scrupuleuse et scientifique de l’architecture médiévale, est semble-t-il parvenu à retrouver l’essence du gothique débarrassée de toute projection fantasmatique de l’esprit romantique du XIXème siècle, le Moyen-Âge servit d’alibi à un mouvement contestataire éminemment moderne. En cela, le néogothique fut à la fois moderne et réactionnaire.
D’ailleurs, à y regarder de près, le mouvement néogothique avec son messianisme, sa débauche de moyens, son ésotérisme mythologique et sa préférence pour l’obscur (5), ne possède pas beaucoup de caractéristiques communes avec l’art gothique du XIIème siècle, qui est allégresse et clarté, syllogisme de pierre, tout rationnel, tout Grec en fin de compte (comme l’a bien senti Erwin Panofsky) ! Le mouvement néogothique fut éminemment moderne parce qu’il chercha à fuir le train profanateur de l’Occident positiviste et, ce faisant, recomposa le Moyen-Âge d’après le négatif photographique du monde moderne : spiritualiste, moral, raccordé à la nature, irrationnel. Tout ce que la modernité avait abjuré, on le donna au Moyen-Âge ! Tout ce que la société industrielle, dans son essor, avait détruit, le néogothique devait s’en emparer. Contresens d’autant plus abyssal que l’on sait maintenant, grâce aux travaux de Viollet-le-Duc et de Panofsky notamment, que l’art gothique naquit sous l’impulsion de la pensée scolastique – qui, rappelons-le, cherchait à concilier Socrate et le Christ – et sous l’aiguillon de la nécessité qui pressait les constructeurs de trouver de nouveaux systèmes de voûtement. L’art gothique fut si peu conservateur que son inventeur réputé, l’Abbé Suger de Saint-Denis, n’hésita pas à qualifier la nouvelle architecture de son église abbatiale d’opus novum ou modernum, signe qu’il était parfaitement conscient du caractère original de ce qu’il était en train de bâtir.
Reprenons le fil de notre raisonnement. Dès le XVIIIème siècle, une révolte à caractère romantique et subjectiviste vint défier la Raison triomphante. À l’interprétation hégélienne de l’histoire comme science et de l’homme comme objet, le romantisme opposa l’homme-passion. Il exalta, avec les écrivains Johann Georg Hamann et Johann Gottfried Herder, le pouvoir sublimant de la subjectivité et les ressources inouïes de l’intériorité. Plus tard, avec Arthur Schopenhauer et Friedrich Nietzsche, il engendra le monde comme volonté, le monde remodelé par la force d’un « désir de vie aveugle et sans but » (6), un désir émancipateur et jubilatoire qui appartient au surhomme, à celui qui s’est hissé au-dessus de la morale commune en adoptant la vision dionysiaque du monde. Schopenhauer et Nietzsche firent valser l’hégélianisme avec son cortège de déterminismes scientifiques ; à sa place, ils érigèrent un monument à la gloire de l’homme-Roi, l’homme délié de ses devoirs moraux et réfractaire à l’exercice de la raison. Le prodigieux auteur danois Søren Kierkegaard représenta, dans une voie demeurée chrétienne, cette valorisation paroxystique de l’existence : deviens subjectif !, nous intime le philosophe, car « l'intériorité, quand elle atteint son maximum, est de nouveau l'objectivité ». Mais à la différence de Kierkegaard qui voulut par le truchement de l’introspection totale nous faire recouvrer la notion du divin, Nietzsche voulut plutôt nous en montrer l’absence. Absence qui n’est pas malheureuse, à l’en croire, puisqu’elle délivre l’homme du péché, de la culpabilité et de la morale commune.
Se pose alors une question qui nous occupera jusqu’à la fin de cet exposé : si la philosophie était la langue de l’objectivité rationnelle, quelle langue ce nouvel homme-Roi ivre, fou, irrationnel, parle-t-il ? La philosophie conduisait l’homme par le chemin de la raison, mais cette dernière est sans force devant ce que Nietzsche appelle la « constellation suprême de l’être » (7). La philosophie logeait tous les hommes à la même enseigne ; à ses yeux, tous les hommes étaient des prolétaires de la raison, Socrate ni le meilleur ni le moindre, mais voilà qu’elle se heurte et se brise contre l’airain de l’esprit romantique. Quelle langue, donc, peut délier ses mystères ? La religion ? Mais Dieu gît mort et enterré… Le nouvel homme réclame une nouvelle langue et celle-ci est toute trouvée : il s’agira de l’art.
« L’artiste ou le poète romantique, écrit Sebreli, se considérait lui-même comme un nouveau philosophe et, en outre, comme un prophète doué, comme ceux de la Bible, de pouvoirs magiques, dont la mission de nature métaphysique et mystique était de préparer la réintégration finale de l’humanité, de retrouver dans une prétendue unité originelle l’harmonie perdue de l’homme avec lui-même, avec la communauté, la nature et même le cosmos » (8). Chez Hamann, maître d’Herder, on décèle en effet les premières traces de l’idée selon laquelle « la poésie est la mère du genre humain » et que la poésie seule est capable d’exprimer les vérités divines. Chez Friedrich Schiller, Wilhelm Wackenroder ou encore chez Ludwig Tieck, on voit exalter la suprême valeur de la poésie, jugée supérieure à la philosophie. À la même époque, le philosophe Schelling abondera en ce sens en écrivant que « le plus haut acte de raison est un acte esthétique, du fait que la vérité et le bien ne se conjuguent que dans la beauté » (9). Mais c’est le poète Hölderlin qui prit, le premier et le plus explicitement, le titre de prophète de la religion de l’art avec ses visions cosmiques, son panthéisme et son irrationalisme revendiqué. Progressivement, sous l’impulsion décisive d’Hölderlin, l’on assista à un phénomène déterminant pour la suite de notre propos : le rapprochement de l’esthétique et de l’éthique sous la forme du rapprochement entre la poésie et la philosophie, et la subversion finale de la philosophie par la poésie.
À charge de la culpabilité d’Hölderlin dans la diffusion de cette nouvelle « religion esthétique », Sebreli rappelle l’influence qu’il exerça sur Nietzsche (à travers, notamment, l’idéalisation de la Grèce), les symbolistes et Heidegger. Le poète allemand Stefan George (1868-1933), proche des symbolistes français (traducteur de Baudelaire, Mallarmé, Rimbaud), contribua à faire d’Hölderlin une figure héroïque qui devint, une génération plus tard, l’icône des mouvements préfascistes. « Les mouvements de jeunes allemands du début de siècle, les Wandervogel (oiseaux migrateurs) en firent leur poète phare. Lorsque la Grande Guerre les surprit, de nombreux jeunes soldats avaient dans leur sac à dos des exemplaires de ses poèmes. Ensuite, les Wandervogel firent partie des jeunesses hitlériennes à qui ils transmirent leur culte d’Hölderlin, désormais vidé de son contenu. Les nationaux-socialistes n’hésitèrent pas à le revendiquer comme l’un de leurs précurseurs » (10). Les théoriciens nazis sympathisèrent avec le chagrin d’Hölderlin, qui provenait selon eux de son inadéquation avec la société bourgeoise qui n’offrait pas la possibilité de vivre héroïquement. L’historien Eugen Rosenstock-Huessy alla jusqu’à dire que le national-socialisme fut une tentative des Allemands de réaliser « le rêve d’Hölderlin ». Ce rêve, qui peut être défini comme la restauration d’un passé mythique dans un contexte technologiquement avancé, nous fait toucher du doigt le cœur de la critique sebrelienne du modernisme réactionnaire.
Le modernisme réactionnaire est un oxymore initialement forgé par l’historien américain Jeffrey Herf pour rendre compte du mariage entre un romantisme völkisch et des moyens technologiques avancés propre au nazisme, ce paradoxe de la modernité germanique qui consiste en la chose suivante : « the embrace of modern technology by German thinkers who rejected Enlightenment reason » (11). Le nazisme est l’emblème de la modernité réactionnaire et Sebreli s’y attarde longuement, du reste, car dans sa quête de pouvoir il fit montre d’une profusion artistique si ahurissante – la recherche de l’œuvre d’art totale (12) à travers la musique de Wagner et la mise en scène de Speer, notamment – qu’il abolit la frontière entre l’art et la politique, entre l’esthétique et l’éthique. Et lorsque la politique, qui se préoccupe habituellement du Bien, décide de se lancer à la poursuite du Beau, il faut craindre que le sang soit versé en de vastes holocaustes car, après tout : n’y a-t-il pas de belles tragédies ?
Si le nazisme, en subordonnant l’éthique à l’esthétique et en cherchant à détruire la modernité par les moyens modernes, devint l’archétype du modernisme réactionnaire, il est loin d’être un phénomène isolé. Sebreli nous rappelle que l’histoire des deux derniers siècles est remplie de ces avant-gardes qui cherchèrent à subvertir la modernité par toutes les failles possibles : l’évasion dans le temps comme les styles historicistes, les préraphaélites, le primitivisme ou le futurisme ; l’éloignement dans l’espace comme l’orientalisme, le japonisme (dont descend l’Art Nouveau) ou l’africanisme ; la fuite intérieure par le puits de l’Inconscient psychanalytique ou par le culte de la folie (Nietzsche, Foucault) ; la désintégration dans le relativisme comme le structuralisme (Levi-Strauss), le post-structuralisme et la French Theory ; et enfin la dissolution dans les eaux du mystère comme l’occultisme, l’ésotérisme, le symbolisme ou les disciples du Bauhaus. Pour Sebreli, ces avant-gardes artistiques et intellectuelles furent à la fois modernes et réactionnaires. Modernes par la force des choses : parce qu’elles façonnèrent notre siècle et parce qu’elles recoururent souvent aux moyens modernes ; réactionnaires parce qu’elles cherchèrent à supplanter le rationalisme classique de la culture occidentale par des formes variées d’irrationalisme issues du romantisme. Sebreli y revient de manière détaillée. Il écrit que « l’application des rêves romantiques, la poétisation, l’esthétisation de la vie, l’utopie de l’art, furent tentés par l’anticapitalisme romantique de Ruskin et les préraphaélites et par le socialisme utopique de William Morris, mais aussi par l’Art Nouveau à son état pur, selon Henry Van de Velde, et surtout par « l’esprit nouveau » de Le Corbusier, par le Bauhaus, par Frank Lloyd Wright et, dans une certaine mesure par l’attachement du futurisme à la révolution de droite fasciste, et du surréalisme à la Révolution russe d’abord, au trotskysme ensuite. » Sebreli consacre de nombreuses pages à étayer son argumentation, dont nous allons ici essayer de restituer les grands axes en insistant spécialement sur l’art dit « moderne » pour tâcher de montrer qu’il entretient, avec le romantisme, une relation de consanguinité. Pour paraphraser l’historien de l’art Arnold Hauser (1951), « toute l’exubérance, l’anarchie et la violence de l’art moderne, son lyrisme ivre et balbutiant, son exhibitionnisme effréné et irrespectueux, proviennent du romantisme ».
Nous avons indiqué, dans le raisonnement qui précède, que la résurgence romantique du XIXème siècle s’est manifestée par une esthétisation de la vie et la recherche de l’œuvre d’art totale ; autrement dit, l’art moderne supplanta la philosophie et la religion comme régime de vérité. Les artistes devinrent des philosophes ou des grand-prêtres comme le suggère la profusion de peintres, de plasticiens, d’architectes qui, à l’orée du XXème siècle, se livrèrent au sacerdoce de l’écriture pour exposer leur doctrine. Est-il besoin de rappeler les noms de Le Corbusier, Gropius, Loos, Van de Velde, Wright, Itten, Taut, Duchamp, Kandinsky et des dizaines d’autres pour faire entendre la chose suivante : ils ne furent pas des artistes, mais des maîtres de chapelle ; ils n’écrivirent pas : ils prêchèrent. Ils furent persuadés d’être les nouveaux dépositaires d’une mission dont la philosophie et la religion s’acquittaient autrefois, celle d’assurer le Salut des hommes. Kandinsky proclama volontiers que l’art moderne devait être le triomphe de l’irrationalisme oriental sur le rationalisme occidental. Le père du suprématisme Kasimir Malevitch, avide lecteur de l’œuvre de Schopenhauer, invita ses amis à « transcender la raison » et promit l’avènement d’un « nouveau monde suprématiste » ; avant de prendre le nom de suprématisme, son mouvement s’appelait d’ailleurs transmental. Son ami le philosophe russe Piotr Ouspenski écrivit : « l’artiste doit être clairvoyant, il doit voir ce que les autres ne voient pas, et doit être le magicien (…) ». Ce dernier fut un fervent promoteur du concept de la quatrième dimension – l’idée d’un hyperespace invisible peuplé d’hypercorps – et parvint à embarquer Malevitch dans sa croyance ésotérique que le rôle de l’artiste était de parvenir à maîtriser la quatrième dimension de l’art pour dévoiler au monde un niveau supérieur de conscience. Même l’un des théoriciens les plus fameux du mouvement moderne, l’historien Siegried Giedion, « répétait l’idée selon laquelle aux trois dimensions de l’art de la Renaissance, il fallait en ajouter une quatrième à l’art moderne. » (13) Cette croyance provenait à la fois d’une fréquentation assidue des secte mystiques comme celle de Georges Gurdjieff, les « chercheurs de vérité », à laquelle participaient Ouspenski et l’architecte Frank Lloyd Wright, et du fétichisme géométrique issu de la mouvance néopythagoricienne. Comme le rappelle Sebreli, « le groupe Section d’or, intégré par Duchamp, Picabia, Léger, Lhote, parlait de « l’harmonie », de la « divine proportion » et de la forme pure de la géométrie, en se basant sur la tradition pythagoricienne de la mystique du nombre selon laquelle les nombres étaient des traits d’union entre les mondes. Kandinsky, Mondrian, la Section d’or, Le Corbusier et le Bauhaus de l’époque d’Itten percevaient la géométrie à travers l’héritage pythagoricien et orphique » (14).
L’école du Bauhaus, dont l’influence sur le développement de l’architecture au XXème siècle ne saurait être exagérée, se concevait elle-même comme une secte. « Walter Gropius organisa le Bauhaus comme une secte de conspirateurs visant à maîtriser le monde de l’architecture » (15). De fait, quand Gropius devint président du Arbeitsrat für Kunst en 1919, il affirma : « je considère notre association comme une conspiration ». La même année, dans un discours devant des étudiants pour la première exposition de ses œuvres, il dit : « on ne construira pas de grandes organisations spirituelles, mais de petites associations secrètes, des ligues autarciques, des loges, des confréries, des corporations, des cabales et des conspirations pour garder et configurer artistiquement un secret ; le germe de la foi fera que chaque jour pourra resurgir une grand idée intellectuelle et religieuse qui devra trouver finalement son expression cristallisée dans une grande et totale œuvre d’art. »
Au début, le Bauhaus militait pour un retour à l’artisanat médiéval ; son modèle était la bauhütte (16) du Moyen-Âge ou la loge maçonnique. Ironie de l’histoire, le style international, dont les élèves du Bauhaus ont fini par devenir les propagateurs, aura finalement porté le coup de grâce à l’artisanat traditionnel… Là encore, la modernité se mêle d’archaïsme et d’irrationalisme de sorte qu’il est difficile d’entrevoir la véritable nature du Bauhaus et, plus généralement, du mouvement moderne. Comme le dit pertinemment Sebreli, l’Allemagne de Weimar ressemblait à s’y méprendre à la Californie des années 1960. S’y mélangeaient sectes, prédicateurs ambulants, prophètes d’apocalypse et croyances New Age ante litteram. Au milieu de ce capharnaüm idéologique, le Bauhaus devint un pôle d’attraction incontournable. L’architecte Max Berg, consultant pour la ville de Breslau, le qualifia de « cuisine d’alchimistes ». Hannes Meyer, qui succéda à Gropius à la tête du Bauhaus en 1928, fit basculer l’école dans l’orbite de l’anthroposophie, un mouvement ésotérique fondé par Rudolf Steiner. L’ésotérisme du Bauhaus fut encore renforcé par l’enseignement du peintre Johannes Itten (adepte du mazdaznan et du néo-zoroastrisme) et l’idéologie de l’architecte Bruno Taut (qui influença et fut influencé par le Bauhaus). Ce dernier, admirateur fervent de la mystique allemande et flamande (Maître Eckhart, Jakob Boehme, Henri Suso, Hadewijch d’Anvers) fut à l’origine de l’un des dogmes les plus puissants de l’architecture internationale : le fétichisme du verre. Sebreli écrit (17) : « Taut pensait étayer sa symbolique du verre sur des sources anciennes, parmi elles Hadewijch d’Anvers, qui percevait dans ses visions une croix de verre. Il fouillait dans la Bible, dans le Cantique des Cantiques et dans le chapitre 21 de l’Apocalypse selon Saint Jean qui décrivait la nouvelle Jérusalem : la ville était « resplendissante comme le cristal » et la place était « comme du verre transparent » et « la rivière d’eau de la vie resplendissait comme le cristal ». Sa philosophie de la transparence s’inspirait de l’œuvre de son ami dessinateur Paul Scheerbart, auteur de « l’Architecture de verre » (1925) qui proclamait : « Le verre apporte une nouvelle ère ; On est désolés pour la culture de la brique ; Sans un palais de verre, la vie devient une charge ; (…) Une personne qui regarde les splendeurs du verre ne peut pas faire de méchancetés » (18). Scheerbart était un puissant laudateur de Schopenhauer et des spiritualités orientales ; convaincu que l’architecture allait changer la face du monde, il prédisait : « les temps nouveaux regardent les grands architectes qui formeront notre vie digne d’être vécue ». Pour Taut et Scheerbart, le verre était plus qu’un matériau : c’était la réconciliation de l’esprit et de la matière. Taut alla jusqu’à écrire que « l’architecture de verre apportera une nouvelle culture (…). La surface terrestre changerait beaucoup si l’architecture de briques était remplacée par celle à verre. La terre semblera recouverte de joyaux et d’émail, elle sera d’une splendeur inimaginable (…) » (19). Le fétichisme du verre s’insinua jusque dans les couloirs du Bauhaus, où il fut adopté par Gropius. Dans sa déclaration de fondation du Bauhaus (1919), ce dernier proposait d’élever au ciel « le symbole de verre de cette nouvelle foi ». Ces élans d’enthousiasme messianique pour les prouesses attendues de l’architecture moderne nous paraissent, avec le recul de l’histoire, complètement extravagants et largement ridicules étant donné que le verre s’est avéré être un matériau de construction inadapté et ruineux. Ils ne peuvent s’expliquer que si nous comprenons d’abord que l’art moderne ne repose pas sur une base rationnelle mais sur une conception romantique de l’art comme Salut.
Dans les leçons du peintre Itten à l’école du Bauhaus, il était beaucoup question des irrationalistes : Lao-Tseu, les mystiques, Swedenborg, Rilke et Stefan George. « En outre, dans ses ateliers, il tenait à ce que ses élèves fissent exploser leur énergie intérieure, en réussissant ainsi l’extase artistique et la libération totale » (20). Itten imposait une discipline aussi rigoureuse qu’arbitraire à ses étudiants : ils se rasaient la tête, devaient revêtir une sorte de blouse à capuche de moine, s’astreignaient à une diète végétarienne et à des jeûnes périodiques, et se piquaient le corps en croyant ainsi le débarrasser de ses impuretés. Ses bizarreries lui valurent finalement de quitter le Bauhaus en 1922.
On retrouve cette même exaltation messianique à propos de l’architecture chez de nombreux pères du mouvement moderne ; notamment chez Adolf Loos, auteur célèbre d’Ornement et Crime (1913) et théoricien central de l’architecture moderne, qui s’écria avec une ferveur quasi-religieuse (21) : « Voyez, les temps sont proches, l’accomplissement nous attend. Bientôt, les rues des villes vont resplendir comme de blanches murailles. Comme Sion, la Ville sainte, capitale du ciel. Alors, l’accomplissement sera là ».
L’américain Frank Lloyd Wright, entre autres célèbre pour sa Fallingwater House, était lui aussi disposé à une forme de prophétisme messianique, enraciné dans sa famille autour de la doctrine hétérodoxe unitarienne (qui nie les doctrines chrétiennes de la Trinité, du péché originel, des miracles, de la divinité de Jésus-Christ et du châtiment éternel), et par son père, prédicateur ambulant. Initié à l’ésotérisme par Gurdjieff, sa troisième femme, une danseuse monténégrine, et la découverte de l’Orient, Wright fonda en 1932 sa propre secte d’architecture appelée la Fraternité de Taliesin, du nom d’un prophète et poète mazdéiste. Taliesin, comme le Bauhaus, se revendiquait des corporations médiévales, mais dérivait surtout des utopies transcendentalistes (Emerson, Thoreau, Whitman) qui valorisent davantage la spiritualité et l'intuition que l'expérience physique et la raison.
Enfin, ce panorama des avant-gardes architecturales ne serait pas complet si l’on omettait d’évoquer l’une des figures les plus marquantes du siècle dernier : Le Corbusier. Son goût du mystère lui venait peut-être d’une lointaine origine cathare dont sa famille s’enorgueillissait ; toujours est-il que « son initiation à l’ésotérisme prit naissance en 1912, lorsqu’il reçut la proposition de travailler au cabinet d’architectes d’Henri Sauvage à Paris. Bien qu’il ne fût finalement pas intégré, il participa aux réunions que Sauvage organisait dans son cabinet, où se tenaient des soirées de poésie symboliste et des concerts aux théories harmoniques ésotériques qu’Érik Satie honorait également de sa présence » (22). La personnalité de Le Corbusier est fort intéressante et je me suis attelé, dans un précédent article (Le Corbusier, le christianisme et les robots), à montrer l’influence qu’a exercé sur lui le protestantisme helvétique. Je me contenterais ici de citer une formule que m’a un jour glissée l’urbaniste Léon Krier et qui, je crois, résume parfaitement son caractère : « Le Corbusier est un poète aux allures de mathématicien ». On pourrait dire également, en adoptant le lexique sebrelien, que Le Corbusier est un romantique qui veut passer pour un rationaliste. D’ailleurs sa production architecturale, inconstante et entachée de nombreux dysfonctionnements, ne lui aurait pas valu de devenir l’un des plus grands noms de l’architecture du XXè siècle s’il n’avait pas pris soin de formuler un corpus théorique important – Vers une Architecture (1923), la Charte d’Athènes (1933), la Ville Radieuse (1935) et de nombreuses publications d’urbanisme – qui, effaçant ses déboires d’architecte, lui permit d’accéder à la position plus enviable de gourou.
Dans son Poème de l’Angle droit (1955), il exposa sa vision manichéenne de l’existence et du monde à travers l’exaltation des rythmes cycliques et l’équilibre des pôles opposés : « l’alternatif – la nuit le jour, les deux temps qui règlent notre destinée : un soleil se lève, un soleil se couche, un soleil se lève à nouveau ». Son manichéisme, peut-être d’origine cathare, est le stigmate d’un syncrétisme oriental typique de l’ésotérisme du début du XXè siècle. Une autre manifestation de son goût pour l’Orient, ou du moins la vision romantique qu’il avait d’un Orient réconciliateur, parvenu à un point d’équilibre et surmontant la discorde des sociétés occidentales, se trouve dans sa propension à construire des bâtiments où la séparation entre les espaces privé et public est peu marquée, voire complètement absente à la faveur d’un espace totalement voué au collectivisme. Autrement dit, « la conception typiquement romantique et prémoderne de la communauté comme organisme où fusionnent les individus, opposée à l’idée des Lumières, moderne, de société comme interaction entre des individus libres et autonomes, est revendiquée par l’architecture d’avant-garde (…) » (23). En témoignent les innombrables récriminations des habitants des bâtiments de Le Corbusier, qui se plaignirent du manque d’intimité, de l’omniprésence de fenêtres, du trop-plein de lumière, de l’absence de cloisons, etc.
Le docteur Curutchet, pour qui Le Corbusier avait construit une maison en Argentine, se lamenta : « c’est un peu la tyrannie de l’architecture, les idées des architectes parfois tyrannisent la vie de celui qui fait construire une maison, du propriétaire, elles l’obligent à vivre avec des concepts parfois théoriques : la vie ne veut pas d’abstractions, voir la lumière seulement pour la lumière, ou les plans ou les volumes, mais de la psychologie de l’habitant. » C’est que, de la psychologie de l’habitant, Le Corbusier n’avait que faire. Il était prêt, comme il le dit lui-même, à sacrifier le confort d’avoir « les pieds chauds » au « plaisir qui provient de l’harmonie ». Qu’est-ce donc que l’harmonie, sinon cet idéal romantique d’entente parfaite entre l’homme et l’homme, entre l’homme et la nature et finalement entre l’homme et Dieu, par le biais de l’architecture ? En 1923, Le Corbusier se plaignit de l’absence d’esprit adéquat pour habiter une maison moderne ; dans sa conception, c’était le mode de vie qui devait être arrimé à l’architecture et non l’architecture qui devait se conformer au mode de vie. Aux clients réfractaires, il répondait sèchement qu’ils n’étaient pas assez courageux, pas assez déterminés, pas mûrs, en fin de compte, pour suivre Le Corbusier dans ce Brave New World qu’il dessinait pour eux.
C’est là un dernier trait de son caractère que nous devons souligner : l’art, pour Le Corbusier, était essentiellement aristocratique. En tant que tel, il devait être conçu par une élite pour une élite. Sebreli écrit que « si l’on peut parler d’une philosophie politique de Le Corbusier, celle-ci serait un mélange de socialisme technocratique saint-simonien et de syndicalisme corporatif sorélien et fascisant avec des traits qui demeurèrent constants chez lui : élitisme, autoritarisme et antidémocratisme. » De fait, Le Corbusier plongea avec enthousiasme dans toutes les aventures autoritaristes de son époque : proche du Faisceau de Georges Valois et du Redressement français, groupement de technocrates en faveur du redressement de la France par une élite industrielle, il chercha par tous les moyens à rencontrer Mussolini, voulut devenir l’architecte de Staline et de Pétain et fit débuter son livre La Ville radieuse, publié en 1935, par la formule suivante : « Ce travail est dédié à l’AUTORITÉ ». En fin de compte, il cherchait l’oreille du Prince. Il voulait être le nouveau Colbert. Comme un Léonard ou un Vasari, il voulait se mettre sous la protection d’un despote, un homme d’État suffisamment puissant pour provoquer une réforme des mœurs à travers un changement d’architecture. Le seul architecte qui, à cette époque, soit parvenu à se hisser aussi haut dans l’estime d’un tyran, est Albert Speer. Jamais, depuis le souvenir d’Imhotep et des artistes de la Renaissance, n’avait-on vu un architecte concentrer autant de prestige pour finalement se confondre avec la conduite des affaires de l’État (il devint ministre en 1942). Sans doute Le Corbusier, si l’occasion lui avait été offerte, se serait-il conduit en ministre-architecte auprès d’un Mussolini ou d’un Staline, poursuivant au moyen de l’État son but messianique d’harmonie universelle.
Il est temps de ramasser ici nos réflexions pour émettre un jugement d’ensemble sur l’architecture moderne. Ce jugement devra être pour nous l’occasion de vider un mythe : celui du soi-disant rationalisme et du soi-disant fonctionnalisme de l’architecture du XXè siècle. Le fonctionnalisme eut impliqué que l’architecture moderne fût fonctionnelle, pratique, commode ; or, l’obsolescence rapide des bâtiments de conception moderne et les soins ruineux qu’ils nécessitent disqualifient leur prétention à l’efficacité, et s’aggravent même du fait qu’au nom de cette prétention mal placée, ils en ont négligé l’esthétique. Quant au soi-disant rationalisme de l’architecture moderne, comme l’écrit pertinemment Sebreli, « il n’est pas convenable d’employer cette nomenclature pour désigner une architecture qui a eu fondamentalement, comme on l’a déjà montré, une base philosophie irrationaliste » (24).
En effet, la plupart des avant-gardes artistiques dérivent du romantisme via la philosophie irrationaliste de Schopenhauer, Nietzsche et Heidegger, la poésie d’Hölderlin, la musique de Wagner et de nombreux autres « passeurs » que nous n’avons guère le loisir d’évoquer ici. Au moment où fleurirent les avant-gardes se développèrent de nouvelles écoles intellectuelles ayant pour but de faire entrer dans la culture les sous-produits de la tradition romantique : le messianisme du monde réconcilié, l’absolutisme du génie, la recherche de l’œuvre d’art totale, la subversion de l’éthique par l’esthétique, la dépréciation de la culture occidentale à travers le relativisme culturel de la doctrine structuraliste, le vitalisme, le subjectivisme total, etc. Ces idées se cristallisèrent notamment dans la psychanalyse, discipline destinée à recouvrir les concepts schopenhaueriens d’un vernis scientifique, l’école structuraliste de Claude Levi-Strauss, l’irrationalisme de Georges Bataille, le poststructuralisme et la French Theory de Roland Barthes, Michel Foucault, Jacques Derrida et Gilles Deleuze notamment. Sebreli a consacré un ouvrage intitulé « L’Oubli de la raison » à la généalogie de ces ramifications du romantisme irrationaliste jusqu’à nos jours. Pour bien comprendre ce travail passionnant, il faut d’abord se familiariser avec les notions de « classique » et de « romantique » qu’il expose respectivement dans « Le Vacillement des Choses » (2018) et « La Trahison de l’Avant-Garde » (2015). « Le contraire du classicisme n’est pas le moderne – comme on le croit souvent –, écrit-il, mais le romantisme antimoderne. Le classicisme moderne n’est pas l’être immuable au-delà de la temporalité et des changements historiques, mais ce qui reste, à travers les changements, ce qui vit dans un temps plus long et plus lent que celui de l’instant pur, de l’éternel présent des modes, de l’actualité qui s’épuise en elle-même. (…) L’esprit d’avant-garde meurt avec le moment historique qu’il représente parce que non seulement il a rompu avec le passé mais s’est aussi désintéressé de l’avenir. Par opposition, l’esprit classique est capable de transcender la circonstance, l’endroit et l’époque qui lui ont donné forme, et de continuer à vivre à travers les différentes relectures des différentes générations qui lui succèdent. »
Sebreli remet le monde à l’endroit : le modernisme est foncièrement réactionnaire parce qu’il hérite du contenu irrationaliste du romantisme hostile aux Lumières. Au lieu de s’enraciner dans le sol fertile de la culture classique – le classicisme grec, l’architecture gothique, la Renaissance – il se voue à l’immaturité et l’ivresse de l’adolescence. Il brise, casse, détruit, arase, abolit, épure, tranche, aplatit, perce… Il construit en niant : négation de la corniche, de la toiture, de la voûte, de l’ornement, du confort, du contexte, de la tradition. Le modernisme est négateur, et comme toute négation, il finira par s’épuiser. Sa longévité doit à la récupération par le capitalisme mondialisé d’un style, le style international, qui est le rachitique produit de son entreprise de négation et qui, pour notre plus grand malheur, se trouve être une solution de construction particulièrement rentable pour l’industrie du bâtiment. Mais comprenez que si nous ne pouvons pas défaire le modernisme dans la réalité du terrain, nous pouvons au moins le défaire intellectuellement. En cela, Sebreli nous aide à déchirer le voile d’erreur patiemment tissé par l’histoire officielle pendant de nombreuses décennies, qui a pour fonction de nous faire prendre le faux pour le vrai et de nous faire adorer nos propres bourreaux ! D’outre-tombe, par les vivants fragments de mémoire qu’il a laissés dans ses livres, il nous fait entrevoir une autre modernité possible, il nous aide à sortir de l’erreur comme il aida, de son vivant, ses camarades à cultiver leur esprit grâce à l’Université des Ombres au plus noir de la Guerre sale en Argentine.
Paix à ce héros de l’esprit.
N.M.
[1] Emil Kaufmann, De Ledoux à Le Corbusier ; origine et développement de l'architecture autonome, 1933.
[2] Leibniz, Descartes, Locke notamment.
[3] Dans le domaine de l’esprit, la dialectique est l’histoire des contradictions de la pensée qu’elle surmonte en passant de l’affirmation à la négation et de cette négation à la négation de la négation.
[4] Juan José Sebreli, La Trahison de l’Avant-Garde, Éditions Delga, 2015, p.9.
[5] Particulièrement accusée dans la littérature néogothique du roman noir (Matthew Gregory Lewis, Charles Robert Maturin, Charles Robert Maturin, Horace Walpole, etc).
[6] Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, 1819.
[7] Friedrich Nietzsche, Dithyrambes de Dionysos, 1892.
[8] Juan José Sebreli, La Trahison de l’Avant-Garde, Éditions Delga, 2015, p.53.
[9] Friedrich Schelling, Système de l’idéalisme transcendantal, 1800.
[10] Juan José Sebreli, La Trahison de l’Avant-Garde, Éditions Delga, 2015, p.65.
[11] Jeffrey Herf, Reactionary Modernism: Technology, Culture, and Politics in Weimar and the Third Reich, Cambridge University Press, 1986.
[12] Qu’est-ce que l’œuvre d’art totale ? C’est l’esthétisation de la politique, de la philosophie, de la nation, de l’économie et de tous les domaines de la vie publique qui relèvent normalement de l’éthique. Cette esthétisation a été portée très haut par Hitler, artiste raté comme chacun sait, dont les propos rapportés par son architecte et ami Albert Speer laissent à penser qu’il s’intéressait au plus haut point aux débats artistiques. Speer note qu’Hitler « avait une tendance à poétiser la réalité ». En témoigne son premier entourage, la « bohème nazie » selon l’expression de Sebreli, ainsi que son goût prononcé pour Wagner dont les opéras ont profondément influencé la physionomie de ses propres prises de parole. « En réalité, écrit Sebreli, le politicien-artiste est une nécessité du système totalitaire, étant donné que le leader charismatique ne cherche pas seulement l’obéissance qui peut être atteinte dans une dictature traditionnelle grâce à la répression, mais aussi grâce à la ferveur du public, les vagues d’amour des applaudissements et les cris d’enthousiasme. L’esthétisation de la politique est une manière de subjuguer les foules. »
[13] Juan José Sebreli, La Trahison de l’Avant-Garde, Éditions Delga, 2015, p.171.
[14] Op. Cit., p.177.
[15] Op. Cit., p.76.
[16] Atelier de cathédrale ou loge de maçon médiévale ; il s’agit d’un groupement d’artisans en vue de la construction, l’entretien et la restauration d’un monument.
[17] Op. Cit., p.183.
[18] Paul Scheerbart, L’Architecture de verre, Strasbourg, Éditions Circé, 2013.
[19] Bruno Taut, « Eine Netwendigkeit », Der Sturm, numéro 4, 1914.
[20] Juan José Sebreli, La Trahison de l’Avant-Garde, Éditions Delga, 2015, p.187.
[21] Adolf Loos, Ornement et Crime, 1913.
[22] Juan José Sebreli, La Trahison de l’Avant-Garde, Éditions Delga, 2015, p.189.
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