Par Noé Morin
Le passé est un abysse où l’historien plonge sans retour. À mesure qu’il s’y enfonce apparaissent de nouvelles profondeurs. Aussi l’histoire est-elle un perpétuel arpentage, une quête vouée à l’inexactitude mais reconduite avec passion par chaque époque. Ce qu’elle discerne dans le passé, elle ne le voit qu’obscurément. Nos certitudes à propos du passé sont toujours mal fondées ; il est arrivé quelquefois qu’elles s’écroulent sous l’effet d’un esprit opiniâtre, d’une découverte archéologique ou d’une avancée de la science. Mais alors, est-ce un drame ? Il faut qu’un barrage se brise pour libérer le fleuve qui s’y trouvait contenu. L’esprit se libère parfois de l’édifice corrompu de l’histoire officielle car, comme l’écrit Jacob Burckhardt dans ses Considérations, « seule la connaissance du passé peut libérer un peuple des symboles qui l’enchaînent à ses coutumes. »
![Noé Morin](https://static.wixstatic.com/media/321623_54803a510aef4bf3816c6ae051fa1017~mv2.jpg/v1/fill/w_980,h_738,al_c,q_85,usm_0.66_1.00_0.01,enc_avif,quality_auto/321623_54803a510aef4bf3816c6ae051fa1017~mv2.jpg)
L’histoire d’après l’école de Hambourg
L’historien d’origine allemande Erwin Panofsky (1892-1968) ne fut pas l’instigateur d’une révolution historique mais son entreprise, autrement libératrice, fut de réconcilier des époques qui avaient été injustement mises en concurrence. Pionnier de l’iconologie et de l’histoire culturelle, avec ses amis néokantiens de l’université de Marbourg et ses collègues de l’Institut Warburg, Panofsky renouvela l’histoire de l’art grâce à l’apport de la philosophie et de l’herméneutique. Par son étude du symbolisme caché notamment, comme par exemple l’interprétation qu’il fit du tableau de Jan van Eyck, Le Portrait des époux Arnolfini, il parvint à dégager de nouvelles significations jusque-là passées inaperçues. Dans le contexte effervescent de l’université d’Hambourg à l’époque de la république de Weimar, le petit cercle d’universitaires enthousiastes que fréquentait Panofsky, au sein duquel on pouvait trouver Ernst Cassirer, Aby Warburg, Fritz Saxl et plus tard Ernst Gombrich, le poussa à l’audace en l’incitant à sortir du périmètre de sa discipline pour établir des correspondances entre sujets apparemment éloignés – comme l’étude qu’il consacra à la Perspective comme forme symbolique en 1932. Au fond il s’agissait d’une manière plus sensible, plus pénétrante que les études formelles, de pratiquer l’histoire de l’art ; une manière qu’Heinrich Wölfflin et Jacob Burckhardt avaient quelque peu inaugurée en s’attardant sur la psychologie de la perception, la sociologie et les études culturelles plusieurs décennies plus tôt. Une manière enfin pour l’historien de se montrer plus compréhensif, de se départir, lorsqu’il s’intéresse aux époques antérieures, de la conscience de sa propre supériorité et, par là, de sortir de sa condition « d’homme de son temps ».
Panofsky, plein des préventions que Burckhardt avait adressées à l’historien, ne commit certainement pas l’erreur de penser qu’il se trouvait au bout de l’histoire, c’est-à-dire à son point de finalité, comme si le passé avait dévalé tout ce temps pour s’immobiliser à ses pieds, à cet instant transitoire qu’on appelle ici et maintenant. En effet, les historiens sont coupables de croire que le passé est le stade préparatoire du présent, et que le premier concourt à l’épanouissement du second comme une sève qui monterait lentement jusqu’aux dernières branches de l’actualité pour provoquer son effloraison. Cette croyance téléologique a longtemps habité la tradition évolutionniste. En effet, cette dernière a fourni beaucoup d’effort pour montrer qu’il existe, entre les époques, des gouffres de différence : accusant les reliefs, accentuant les distinctions, en créant même d’artificielles au besoin, comme cette caricature de Moyen-Âge qui servit d’antithèse à la Renaissance. Ce faisant, elle se privait – volontairement ou non – de chercher dans l’histoire « ce qui se répète, ce qui est typique et constant dans les choses » (1). L’opération qui consiste à noircir le passé pour légitimer le présent est parfaitement naturelle ; elle découle d’une nécessité psychologique de l’historien de se convaincre du bien-fondé de la réalité dans laquelle il vit. Elle prend, soit dit en passant, des proportions grotesques de nos jours quand elle cherche à nous faire croire que tout ce qui précède le XXIème siècle n’aurait été que misère et souffrance. L’individu qui adopte cette vision de l’histoire tient à l’illusion selon laquelle il vit dans le meilleur des mondes parce qu’elle lui assure une relative tranquillité psychique. À l’inverse, l’idéalisation du passé, comme cela s’est vu de nombreuses fois au XIXème siècle, est la marque d’un pessimisme culturel et peut indiquer, au niveau individuel, la présence d’un rapport paranoïaque à l’existence.
Erwin Panofsky se tint fort heureusement à l’écart de ces deux écueils, en particulier lorsqu’il entreprit de s’attaquer à l’une des plus importantes charnières de l’histoire : le passage du Moyen-Âge à la Renaissance. La Renaissance fut la crise cathartique de l’Europe. Elle sépare, encore aujourd’hui, ce que nous appelons le « vieux monde » de la « modernité ». L’historiographe Giorgio Vasari n’évoquait-il pas au XVIème siècle la maniera vecchia qu’il opposait à la maniera moderna de Léonard ? Évidemment, il convenait alors d’être moderne et de rejeter les vieux us. Mais cette brisure se rappelle constamment à nous ; elle fonde l’Occident moderne. Lorsque Rabelais affirme au XVIème siècle qu’enfin, les « bonnes disciplines sont revenues de leur exil », lorsque Voltaire, dans son Essai sur les mœurs, déclare que l’étude de l’histoire médiévale est nécessaire « à seule fin de pouvoir la mépriser », lorsque Kant évoque « la sortie de l’homme hors de l’état de minorité » grâce aux Lumières ou que Saint-Just s’écrie avec emphase que « le monde est vide depuis les Romains ! », ne s’agit-il pas là de multiples façons de couper l’histoire en deux, en sorte que l’on peut dénigrer la première moitié pour encenser la seconde ? Ce découpage est vital pour nous autres, les modernes, qui sommes absolument convaincus de la singularité de l’époque où nous vivons par rapport aux temps plus reculés.
Au cours des XIXème et XXème siècles, les valeurs négative et positive que l’on accordait respectivement au Moyen-Âge et aux temps modernes ont certes pu s’inverser. Avec Michelet, Renan, Pirenne, Le Goff et Duby, le Moyen-Âge acquit une connotation positive et c’est au contraire les temps modernes, avec leur rationalisme étriqué et leur cortège d’inventions ruinant la vie spirituelle des médiévaux, qui furent assimilés à une phase de décadence. Mais qu’on joue les modernes contre les médiévaux ou les médiévaux contre les modernes, c’est au fond la même chose. Car dans les deux cas, on se prive de contempler l’expérience humaine dans sa plénitude, comme une histoire continue et intègre que nous choisissons ici d’appeler l’histoire réconciliée.
Panofsky fut, pour le domaine qui nous intéresse, celui de l’art et de l’architecture, le chantre de l’histoire réconciliée. Lorsqu’en 1933 Hitler accéda à la Chancellerie allemande, Panofsky fut démis de ses fonctions d’enseignement à l’université d’Hambourg et contraint d’émigrer aux États-Unis, où il retrouva finalement une place à l’université de Princeton. Il est probable qu’il reconnut assez tôt dans le nazisme l’archétype de ces croyances qui, pour se soutenir elles-mêmes, ont besoin de tracer au sein de l’histoire de nouvelles lignes de fracture ; ainsi en fut-il de la grotesque tentative d’Alfred Rosenberg, le Reichsphilosophe (2), de réécrire l’histoire de l’Occident d’après des oppositions raciales aberrantes dans son livre Le Mythe du vingtième siècle. Panofsky, trop conscient peut-être – à cause des affres de la guerre et de l’appropriation fallacieuse du passé mythologique de l’Europe par les nazis – que les guerres d’historiens peuvent devenir des guerres bien réelles, de chair et d’os, dans le présent des hommes, se garda toujours des approches manichéennes.
D’autre part, l’environnement stimulant de l’université d’Hambourg l’avait encouragé à ne pas se cantonner au formalisme de l’histoire de l’art telle qu’on l’enseignait depuis la Renaissance, et qui s’apparentait par trop à une guerre des styles, pour se laisser convaincre par de nouvelles disciplines comme la sémiotique, l’herméneutique et l’étude de ce que Cassirer appelait « les formes symboliques » de manière à déceler des entrelacs là où la plupart des historiens voyaient des coupures, et découvrir des permanences là où l’on préférait généralement voir des révolutions.
Cet effort culmina dans un essai intitulé « Architecture gothique et pensée scolastique » publié en 1951, où Panofsky démontra avec tact que l’architecture suit la pensée en sorte que le style gothique peut être déduit du principe de clarification issu de la pensée scolastique avec sa méticulosité précieuse et son souci de la division logique. L’art que nous montre Panofsky est enchainé à l’esprit. Dans un autre essai intitulé « La Perspective comme forme symbolique », publié bien plus tôt, il suggérait déjà que l’adoption de la perspective à la Renaissance fut permise par une nouvelle philosophie de l’espace, elle-même issue d’une nouvelle relation entre le sujet et le monde. Là encore, Panofsky semblait déduire les mutations de l’art des évolutions de la philosophie. Les jalons théoriques de cette hypothèse avaient été posés dès 1924 par un Panofsky alors âgé de trente-deux ans dans un court essai d’une clarté géniale – de ces clartés que seul permet encore l’esprit jeune – intitulé « Idea, Contribution à l'histoire du concept de l'ancienne théorie de l'art ». Il faut lire Idea pour comprendre quelles vastes ressources théoriques Panofsky est capable de mobiliser ; et il est permis d’interpréter le reste de son œuvre comme une manière de recouvrir ce squelette théorique d’un lourd manteau d’érudition. Ainsi, dans son ouvrage de 1960 intitulé « La Renaissance et ses avant-courriers dans l’art en Occident » qui devait rester, avec ses Essais d’iconologie (1939), l’un de ses travaux les plus aboutis, Panofsky démontre l’ambiguïté de la notion de Renaissance qui sur un plan strictement formel est précédée par la renovatio carolingienne et ce qu’il nomme la « Proto-Renaissance du XIème siècle », toutes deux déjà fortement imprégnées d’influences gréco-romaines et avec lesquelles l’authentique Renaissance, celle du Quattrocento, diffère surtout par le degré inédit de maîtrise qu’elle parvint à atteindre dans les arts représentatifs. L’originalité de l’analyse panofskienne consiste justement à montrer que l’appréhension de la Renaissance au plan formel est stérile, et qu’il faut étudier les œuvres du point de vue de leur signification pour parvenir à dégager la véritable nature singulière de la Renaissance italienne – et de toute forme d’art en général.
Lors d’une conférence accordée en 1967 à l’université de Californie (UCLA), Panofsky fit observer que, jusqu’à une période récente, la peinture présupposait la familiarité de l’observateur avec les sources textuelles dont elle était issue. Avec humour, il prit l’exemple d’un observateur qui ne serait pas familier de la tradition chrétienne et qui aurait toutes les peines du monde à déchiffrer La Cène ; ce dernier penserait sans doute qu’il s’agit là d’un banal dîner entre amis qui semble toutefois troublé par quelque discussion animée, qu’il attribuerait logiquement à la survenue d’un conflit au moment de payer l’addition. Par cette allégorie, Panofsky entendit démontrer le caractère allusif et symbolique de l’art ancien, que l’on omet de comprendre si l’on se contente de l’approche formelle. En se contentant de cette approche, en effet, l’historien de l’art sera forcé d’admettre qu’il existe entre la Renaissance et les périodes antérieures que nous avons déjà mentionnées (la renovatio carolingienne et la Proto-Renaissance du XIème siècle) des similitudes, comme par exemple la valorisation de l’antique dans l’architecture carolingienne ou le naturalisme de la statuaire gothique, qui pousseraient l’observateur formaliste à abandonner le concept de « Renaissance » au profit d’une multitude de petites « renaissances ». C’est exactement ce que Panofsky voulut illustrer dans l’ouvrage que nous avons déjà cité, La Renaissance et ses avant-courriers dans l’art en Occident, et dont le titre en anglais est beaucoup plus évocateur puisqu’il met le doigt sur ce paradoxe sémantique : Renaissance And Renascences In Western Art.
La thèse de Panofsky est donc la suivante : la Renaissance, la vraie, celle du Quattrocento, existe bel et bien, mais elle ne se caractérise pas par une révolution stylistique – à quoi les historiens l’ont réduite – car bon nombre des motifs de l’art de la Renaissance avaient été esquissés dès le IXème siècle. L’approche formaliste ne permet donc pas de saisir ce qu’il y a d’essentiel et de novateur dans les arts du XVème siècle en Italie car elle ne perçoit pas que leur naturalisme, leur réappropriation de l’antique et le bouleversement de la perspective exacte reposent sur une nouvelle conception de l’art qui est elle-même issue d’une nouvelle conception du monde.
![Giotto di Bondone, La Cène, entre 1304 et 1306](https://static.wixstatic.com/media/321623_b64a4eb399194f4a862b226a8c08af93~mv2.jpg/v1/fill/w_980,h_937,al_c,q_85,usm_0.66_1.00_0.01,enc_avif,quality_auto/321623_b64a4eb399194f4a862b226a8c08af93~mv2.jpg)
Le classique dans le gothique
Nous l’avons dit : la fameuse « nature singulière de la Renaissance » n’est pas si singulière que cela, en ce qu’elle est faite de nombreuses contributions médiévales. C’est pourquoi il serait vain de définir la Renaissance uniquement comme une réaction à l’archaïsme du Moyen-Âge. C’est pourtant ce que les historiographes des XVème et XVIème siècles se sont échinés à faire, comme Vasari qui conspuait presqu’autant les traditions byzantines en peinture (la maniera greca) que l’architecture gothique (la maniera tedesca, c’est-à-dire allemande) qu’il rattachait au fond barbare des peuplades germaniques habitant l’Europe du Nord. Soyons toutefois indulgents face à une lecture aussi grossière qui ne pouvait provenir que d’une méconnaissance de l’art médiéval et d’une brusque prise de conscience de l’état de délabrement des arts du Trecento comparés à leurs modèles antiques. Ce n’est que par la grâce de Giotto que la peinture sortit de sa décrépitude, et par l’héroïque effort de Pétrarque que les lettres s’arrachèrent à la médiocrité ; du moins était-ce là une interprétation courante, que l’on devait surtout à Pétrarque lui-même. En effet, c’est Pétrarque qui conçut et formula l’idée d’un renouveau sous influence des modèles classiques. « En soutenant que les païens romains avaient été dans la lumière tandis que les chrétiens avaient marché dans les ténèbres, il (Pétrarque) révolutionna l’interprétation de l’histoire non moins radicalement que Copernic, deux cent ans plus tard, ne devait révolutionner l’interprétation de l’univers physique » (3).
Cependant, en dépit de la volonté militante de ses propres auteurs d’effacer la dette médiévale, la Renaissance se rattache par plusieurs côtés aux temps obscurs qu’elle est si prompte à dénigrer ; c’est la contribution féconde de l’historien néerlandais Johan Huizinga que d’avoir émoussé la démarcation entre un ténébreux Moyen-Âge et une scintillante Renaissance, contribution qui prit la forme d’un article paru en 1920 sous le titre explicite « Le problème de la Renaissance » (4). Johan Huizinga y exposa les habituels arguments en faveur de l’originalité de la Renaissance, comme le fait, par exemple, que celle-ci inaugurerait l’ère de l’individualisme, contrairement au Moyen-Âge où l’individu n’eût supposément pas existé en-dehors des structures communautaires (famille, clan, village, église, féodalité, etcetera). Cette hypothèse a l’avantage de la simplicité, mais elle fait fi de l’existence d’Abélard, de l’Abbé Suger, de Villard de Honnecourt, des chansons de geste et des poèmes courtois, de la béguine Hadewijch d’Anvers et de Saint-François d’Assise, qui tous annoncent la sensibilité individuelle, l’affirmation de la vie, le sentiment esthétique et l’attitude indépendante à l’égard des dogmes et de l’autorité qui feront la gloire de la Renaissance. Huizinga écrit qu’on ne trouve « pas une seule grande figure du Moyen-Âge qui par un côté au moins ne pût entrer dans la définition de la Renaissance ». De même, en architecture, le gothique n’a-t-il pas mis fin au schématisme et à la bidimensionnalité de l’art roman et annoncé, quoique d’une manière imparfaite et assez peu scientifique, le réalisme intransigeant de la Renaissance ? « Vouloir séparer un art gothique qui règnerait jusqu’en 1400 de la Renaissance qui commencerait en 1400, comme le font généralement encore les manuels d’histoire de l’art, c’est méconnaître l’unité organique du tout » renchérit l’historien Henry Thode (5). En fait, l’idée même de « renaissance » (rinascita, renascentia) possède un fond messianique chrétien qui rappelle les prophéties médiévales de Joachim de Flore sur l’évolution de l’humanité en trois âges, lesquelles influenceront d’ailleurs l’œuvre de Dante. Rappelons ici l’Évangile selon Saint Jean : « Nisi prius renascitur denuo, non potest videre regnum Dei » (si un homme ne naît de nouveau, il ne pourra voir le royaume de Dieu). La Renaissance, pourrait-on dire, est une idée médiévale.
![Détail du portail royal, en bordure de la baie centrale : reine de Juda, cathédrale de Chartres, XIIIème siècle](https://static.wixstatic.com/media/321623_4ea712cc20844a8e93741fd637695e97~mv2.jpg/v1/fill/w_768,h_1024,al_c,q_85,enc_avif,quality_auto/321623_4ea712cc20844a8e93741fd637695e97~mv2.jpg)
Après avoir mentionné, comme il se doit, les précautions dont l’historien doit se parer pour acquérir une idée juste de la Renaissance, nous devons également reconnaître et énoncer les raisons pour lesquelles elle fut réellement novatrice. Et ces dernières tiennent, à notre humble avis, à ce que la Renaissance parvint à prendre conscience d’elle-même. Cette prise de conscience débuta par un profond pessimisme, là où le Moyen-Âge, jeune et enflammé, pensait contribuer positivement à l’histoire. Les auteurs de la Renaissance éprouvèrent à un degré inédit d’acuité la nostalgie du paradis perdu. Ce paradis, symbolisé par les vestiges de la civilisation gréco-romaine, les tyrannisait par sa supériorité esthétique et morale et leur faisait sentir, à chaque instant, la misère de leur abaissement. Nostalgie, donc, qui venait du sentiment d’une vaste dégringolade des mœurs et des arts consécutive à la chute de l’empire romain, dont la place vide fut comblée par des « coutumes et des traditions venues du Nord des Alpes » comme l’affirmait Le Filarète, architecte florentin du Quattrocento, qui déplorait que leur irruption dans l’architecture italienne eût conduit les édifices à ressembler à des tabernacles ou de grands encensoirs (il voulait bien sûr parler des édifices gothiques). De l’avis de Vasari, la désintégration de l’empire romain avait conduit l’Occident à adopter la manière allemande, c’est-à-dire le style gothique barbare, tandis que l’Orient, où l’empire ne s’était pas effondré, s’était progressivement engourdi par la pratique d’un art routinier, la maniera greca ou byzantine. Dans les deux cas, le Moyen-âge avait été synonyme de décadence (bien qu’Antonio Manetti, le biographe de Brunelleschi, relevât tout de même que l’empire carolingien avait cherché à revitaliser l’art classique en faisant appel à des architectes romains qui, toutefois, avaient eux-mêmes perdu la géniale habileté des Anciens).
« La Renaissance parvint à réaliser que Pan était mort, écrit Panofsky, et que le monde de la Grèce ancienne et de Rome (devenu, nous nous en souvenons, sacrosancta vetustas, la « sacro-sainte Antiquité »), était perdu comme le Paradis de Milton et qu’on ne pouvait le retrouver qu’en esprit. Le passé classique fut considéré, pour la première fois, comme une totalité séparée du présent ; et, de ce fait, comme un idéal à rechercher au lieu d’une réalité à utiliser et à redouter » (6). Le pessimisme avec lequel la Renaissance prit initialement conscience de sa situation historique et du dénivelé qui la séparait du monde gréco-romain fut le point de départ de son effort de redressement.
Le Moyen-Âge, quant à lui, ne ressentit jamais aussi intensément que la Renaissance son arrachement au passé classique. Si le Moyen-Âge fut une lente dérive, un progressif éloignement des rivages antiques (encore que cet éloignement soit souvent exagéré), les médiévaux n’eurent pas le sentiment d’appartenir à un monde différent de celui des Grecs et des Romains, mais à un monde gréco-romain christianisé, ce qui ne signifiait pas qu’il y eût une rupture ontologique par rapport au monde antique car on avait coutume de penser que la révélation divine s’étalait dans le temps. Et s’il n’était évidemment plus question d’être païen après les réformes de Théodose, l’on excusait volontiers le paganisme antique puisqu’il n’avait pas encore pu bénéficier des lumières du Nouveau Testament. Aussi, s’abreuvait-on généreusement à la source de Platon, Plotin, Cicéron ou d’Aristote car ils avaient eu, avant même que la vérité fût entièrement révélée aux hommes, l’intuition du Beau, du Bien et du Vrai. Tout plein de la conviction qu’il parachevait l’œuvre antique au moyen du christianisme, le Moyen-Âge n’aurait pas pu voir ce qui, dans ses mœurs, dans son art et dans son architecture, s’était éloigné des modèles antiques, ce qui était perfectible.
Plusieurs réalisations médiévales attestent toutefois du souci très grec d’un art ad naturae similitudinem, c’est-à-dire d’un art naturaliste. Au XIIème siècle, la peinture murale se libéra de l’influence de l’enluminure et l’art alla se diversifiant ; ce fut l’apparition des retables, de la peinture sur verre et de la grande sculpture. Quant à l’architecture, elle emprunta sans vergogne au classicisme de l’Antiquité, comme en témoigne la façade de Saint-Trophime d'Arles par exemple. « Certains masques et têtes d’anges de la façade de l’abbatiale de Saint-Gilles du Gard, écrit Panofsky, pourraient facilement être pris pour des originaux gallo-romains ». Et même quand elle n’employa pas le langage formel du classicisme, l’architecture médiévale des XIème et XIIème siècles fut pratiquée dans un système que Panofsky appelle « le principe d’axialité ». Ce principe, qui avait dominé l’art classique, réapparut à la faveur du style gothique. L’architecture gothique était conçue en sorte que les lourdes masses des voûtes et des murs transmissent leurs forces, en des points bien précis, à des fûts de colonnes et des nervures circulaires agissant à la manière d’axes de transmission, permettant ainsi de ménager de larges baies dans les parties des murs libérées de leurs charges. En sculpture, le principe d’axialité « exigeait qu’une forme conçue comme une projection en relief à partir d’une surface plane soit transformée en une forme conçue comme centrée sur un axe intérieur à elle. La figure de pied-droit devint une véritable statue fixée à une colonnette » (7). Cette évolution est particulièrement notable chez l’orfèvre Nicolas de Verdun qui réalisa au XIIème siècle les châsses des cathédrales de Tournai et de Cologne. En France, dans les domaines royaux où le gothique prenait son essor, les sculptures s’enrichirent de nouveaux mouvements, de nouvelles poses souples et virevoltantes qui se rapprochaient de l’exécution grecque. « Ce fut ainsi précisément, dans une atmosphère de premier art gothique, que ce classicisme de surface comme on pourrait l’appeler, devint un classicisme intrinsèque qui, inutile de le dire, a culminé dans l’école de Reims », suggère Panofsky (8), ajoutant que « seul un style qui avait fait revivre le principe d’axialité pouvait rendre ses auteurs capables de comprendre la syntaxe classique ». Aussi paradoxal que cela puisse sembler, l’art médiéval atteignit l’apogée du classicisme à l’intérieur du cadre général du style gothique.
![Voûtes sur croisée d’ogives et vitraux, Basilique de Saint-Denis, XIIème siècle](https://static.wixstatic.com/media/321623_52905516c06d4812ba8737bbef51d9e9~mv2.jpg/v1/fill/w_980,h_1476,al_c,q_85,usm_0.66_1.00_0.01,enc_avif,quality_auto/321623_52905516c06d4812ba8737bbef51d9e9~mv2.jpg)
Bien entendu, entre les partisans du style gothique et les tenants du classicisme, il y eut quelquefois des différends, en particulier dans les régions où le style gothique faisait figure de style importé. Faut-il rappeler l’anecdote du sculpteur Giovanni Pisano (XIIIème siècle) qui répudia le classicisme de son propre père, Nicola Pisano, et qui déclencha une contre-révolution gothique ? Ou bien les incessants débats sur la manière dont il convenait de décorer le portail de la Basilique San Petronio de Bologne ? « Chacun sait comment, écrit Panofsky, à l’apogée du gothique, l’ornementation fut purgée des motifs classiques, comment l’acanthe fit place au lierre, aux feuilles de chêne et au cresson, et comment les chapiteaux ioniques et corinthiens, conservés et même remis en honneur dans l’architecture romane, furent bannis. » Alors certes, l’art gothique rompit avec une partie du vocabulaire classique ; mais s’agissait-il d’une vraie rupture ou d’une querelle de surface ? Il est permis de penser que sous un vernis apparemment neuf, l’art gothique conserva un fond classique intrinsèque. La ligne serpentine ou l'accolade gothique, se demande Panofsky, ne serait-elle pas un contrapposto classique déguisé ? Gothique et classique, médiéval et antique, seraient dissemblables quant à la forme, mais apparentés quant au fond.
![Copie romaine du Doryphore de Polyclète, Naples](https://static.wixstatic.com/media/321623_82c0235fe11547d88a5a295413688b67~mv2.jpg/v1/fill/w_980,h_1623,al_c,q_85,usm_0.66_1.00_0.01,enc_avif,quality_auto/321623_82c0235fe11547d88a5a295413688b67~mv2.jpg)
En revanche, dans le domaine de la philosophie et des belles-lettres (qui ne faisaient plus qu’un au XIIème siècle), le Moyen-Âge se distingua par la récupération des sujets mythologiques grecs et romains et leur détournement en faveur d’une interpretatio christiana. Si la forme demeurait classique, la signification, elle, ne l’était plus. Dans les régions correspondant au Nord de la France, à l’Ouest de l’Allemagne, aux Pays-Bas et à l’Angleterre, c’est-à-dire des régions où l’influence romaine s’exerça plus superficiellement qu’ailleurs, apparurent dès le XIème siècle des humanistes qui reprirent là où ils l’avaient laissée l’œuvre des savants carolingiens (Alcuin, Théodulf d’Orléans, Loup de Ferrières). On se remit à parler un latin correct, à s’intéresser aux fables et à la mythologie classique sous l’influence notamment d’Alexandre Neckam et d’Albricius de Londres. Mais à la différence de la renaissance carolingienne pendant laquelle on eût catégoriquement refusé d’insuffler à une référence classique un autre sens que celui dont elle avait été investie à l’origine, la Proto-Renaissance des XIème et XIIème siècles n’hésita pas à plier les originaux classiques à une explication christianisante. Ainsi vit-on fleurir des Hercules transformés en fortitude, un Antonin Le Pieux devenu Saint-Pierre, une Phèdre transfigurée en Vierge, un Dionysos en Siméon… Nombreuses furent les erreurs et les contre-sens provenant d’une connaissance imparfaite du corpus mythologique gréco-romain ; et il arriva par exemple que Mithra fût pris pour le dieu de l’agriculture (puisqu’il était représenté sacrifiant un taureau) et que Poséidon et Athéna se retrouvassent dépeints sous les traits d’Adam et Ève. Hormis ces quelques mésinterprétations, plus comiques que tragiques, le Moyen-Âge fit une grande consommation des thèmes classiques qui, comme on l’a vu, étaient ajustés pour satisfaire aux Écritures. Cela prouve que les médiévaux se voyaient eux-mêmes comme partie prenante d’un continuum temporel avec l’Antiquité, dont ils utilisaient les images aussi familièrement qu’ils recouraient aux paraboles de Jésus.
Variations sur le thème du Beau
L’ancienne théorie de l’art reposait sur des fondements universels jetés pour la première fois par Platon. Ce dernier bâtit un système où les perfections idéelles régnaient au-dessus du monde sensible et l’inspiraient dans toutes ses manifestations. Ce n’était donc pas à l’artiste (qui se débat avec la réalité) mais au dialecticien (qui manipule les concepts) que revenait la tâche de dévoiler le monde des idées. L’art, vulgaire imitation de l’apparence sensible du monde, était donc forcément fallacieux et trompeur. Avec Aristote, Cicéron et Plotin, le sévère postulat platonicien s’émoussa quelque peu. L’art ne fut plus considéré comme une activité déceptive ; on se mit au contraire à penser qu’il pouvait devenir le véhicule entre la réalité sensible et le monde des idées. Les modèles d’art existant en leur état de perfection dans l’esprit, une fraction de ces beautés célestes pouvait passer dans la création artistique, ce qui, par incidence, contribua à faire de l’artiste le quasi-équivalent du prêtre. De là, il n’y a qu’un pas pour que nous soyons déjà au Moyen-Âge d’Augustin, qui considérait que l’artiste eût pour mission sacrée de transférer les types de beautés qu’il contemplait par l’esprit à ses œuvres dans la matière.
Ainsi à l’église abbatiale de Saint-Denis, bastion de l’architecture gothique, pouvait-on lire un vers que l’Abbé Suger avait expressément fait graver sur les lourdes portes de bronze : « Mens hebes ad verum per materialia surgit » (Notre pauvre esprit est si faible, que ce n’est qu’à travers les réalités sensibles qu’il s’élève jusqu’au vrai). Cette formule résume fidèlement la conception que les médiévaux se faisaient de l’art, et en particulier de l’art gothique. L’art n’y était pas admiré pour lui-même, mais pour ce qu’il suggérait au-delà de lui-même, d’une manière que l’Abbé Suger qualifiait d’anagogique. « Quand la beauté des pierres aux multiples couleurs m’arrache aux soucis extérieurs et qu’une honorable méditation me conduit à réfléchir, en transposant ce qui est matériel à ce qui est immatériel, sur la diversité des vertus sacrées, je crois me voir, en quelque sorte, dans une étrange région de l’univers qui n’existe tout à fait ni dans la boue de la terre ni dans la pureté du Ciel et je crois pouvoir, par la grâce de Dieu, être transporté de ce monde inférieur à ce monde supérieur d’une manière anagogique », écrivit-il dans son Mémoire sur la consécration de Saint-Denis.
![Basilique Saint-Denis - Portail central](https://static.wixstatic.com/media/321623_54e3d97186fa4708b12d46cbba04d781~mv2.jpeg/v1/fill/w_980,h_1020,al_c,q_85,usm_0.66_1.00_0.01,enc_avif,quality_auto/321623_54e3d97186fa4708b12d46cbba04d781~mv2.jpeg)
Ce que Suger appelait l’anagogie, c’était en fait ce que les historiens qualifièrent plus tard de symbolisme. Or, dans l’art gothique, tout était symbole. Le spirituel et le matériel collaboraient pour galvaniser les sens de l’homme jusqu’à la conscience du divin. Alors que l’Antiquité grecque avait cherché à sublimer la matière en lui donnant la forme du Beau platonicien, le Moyen-Âge fit descendre le divin, par anagogie, à travers des symboles, jusque dans le monde perceptible par les sens. Il réhabilita les sens là où l’Antiquité de Platon pensait que seul l’esprit était en mesure d’accéder aux archétypes. Les médiévaux furent tributaires de la perception sensorielle et n’en conçurent aucune honte ; leur imagination fut largement dominée par les sens. Platon eût certainement condamné cette façon de s’émouvoir de la réalité sensible comme le signe d’un aveuglement et d’un leurre, mais qu’importe : l’idéalisme platonicien avait cédé sa place au Dieu des chrétiens à la fois divin et humain, un Dieu incarné, un Dieu fait homme, venu parmi les hommes pour leur montrer le chemin du Salut. Cela ne voulait pas dire que le platonisme fût passé – le spirituel demeurait encore au-dessus du temporel, et si tout commençait par la chair, tout devait également accéder à l’esprit – mais que le gouffre entre l’ici-bas et l’en-haut, le Christ l’avait franchi, ce qui signifiait qu’il existât un plan sur lequel l’homme pouvait aborder Dieu et que leur union réclamât un intermédiaire : l’art.
Par le biais du symbolisme, le Moyen-Âge s’était donc quelque peu éloigné de la théorie platonicienne des formes en se laissant aller à penser que l’art pouvait servir de navette entre les niveaux spirituel (idéal) et sensible (réel). Nous allons voir que la Renaissance, loin d’être un retour canonique à Platon, fit un pas de plus dans le sens d’une interprétation profane et sensible de la beauté. En effet, pour la première fois au Quattrocento, on renonça à l’interprétation métaphysique de la beauté. L’art de la Renaissance se donna pour but d’être une imitation fidèle de la réalité, non plus dans le sens négatif et trompeur que lui donnait Platon, mais, au contraire, dans l’acception positive et tonique selon laquelle les principes du Beau étaient dispersés comme les pièces d’un puzzle, et que seule l’étude scientifique de la réalité sensible était à même de les reconstituer. Il ne s’agissait pas vraiment d’un renoncement à la théorie des formes de Platon – encore moins à une époque, le XVème siècle, où l’intellectuel Marsile Ficin remit le platonisme en honneur – mais plutôt d’une mésinterprétation de cette dernière. L’on se servait encore abondamment du concept de Beauté idéale, mais on la cherchait désormais en fouillant dans la nature. Autrement dit, « on ne croit plus que le peintre travaille ‘d’après l’image idéale existant dans son âme’, comme l’avait dit Aristote et comme l’avaient maintenu Thomas d’Aquin et Maître Eckhart, mais d’après l’image optique de son œil », résume Panofsky.
Cette nouvelle théorie de l’art (qui est en fait une théorie empirique) devait conduire les artistes de la Renaissance à s’intéresser aux sculpteurs grecs, qui furent les pères du naturalisme et de l’anthropométrie, c’est-à-dire de la science des justes proportions humaines dans le but de parvenir à l’harmonie (du grec ἁρμονία : union, agrément). Il suffit de contempler les œuvres de Polyclète pour être bouleversé par la vraisemblance de ses athlètes de marbre ; prouesse de naturalisme qu’on ne vit plus reparaître avant la statuaire de Michel-Ange et, plus tard, du prodigieux Bernini. L’anatomie du corps humain fut un terrain fécond pour l’étude des rapports de proportion. La beauté, pensait-on, ne consiste pas en la juste proportion des éléments pris isolément, mais dans celle de leur assemblage. L’architecte Alberti introduisit dans la théorie des arts représentatifs un concept qui devait trôner sur l’esthétique de la Renaissance : le concept de convenienza ou concinnitas, dont la meilleure traduction est sans doute le mot « harmonie ». Ce mot devint rapidement un mot d’ordre, et dans toutes les sources du XVème siècle nous pûmes voir que la fonction de l’artiste, « limitée jusque-là à la reproduction ressemblante de la réalité », fût étendue à « l’organisation rationnelle de la forme », constate Panofsky. Par conséquent, la fonction de l’architecture changea également : elle qui était au Moyen-Âge destinée à faire monter la terre jusqu’au ciel par la voie des symboles, elle en vint à élire domicile ici-bas pour sonder la nature à la recherche des principes de l’harmonie. L’architecture devint en quelque sorte recréatrice de la nature.
![Josef Frank, Façade de l'église Santa Maria Novella par Leone Battista Alberti, Florence](https://static.wixstatic.com/media/321623_62b41cae279b4fff95b1d3e09e37e26e~mv2.jpg/v1/fill/w_980,h_1000,al_c,q_85,usm_0.66_1.00_0.01,enc_avif,quality_auto/321623_62b41cae279b4fff95b1d3e09e37e26e~mv2.jpg)
Naissance de l’espace moderne
L’empirisme de la Renaissance se manifesta d’abord par un degré de réalisme pictural jamais atteint auparavant. La peinture du Quattrocento était si vraisemblable que Vasari raconte que lorsque Giotto orna d’une mouche le nez d’un personnage que son maître Cimabue avait peint, le public, pensant qu’il s’agissait d’une véritable mouche, chercha en vain à la faire partir. Mais au-delà du naturalisme, l’art de la Renaissance acquit une telle connaissance de la nature et du corps humain qu’il ne tarda pas à en déduire des proportions idéales. Déjà, les Grecs semblaient conférer à chacun de leurs ordres classiques une relation particulière avec les proportions masculines et féminines. Vitruve, quant à lui, faisait dériver les colonnes dorique, ionique et corinthienne des proportions d’un homme, d’une femme adulte et d’une mince jeune fille. C’est pourquoi Panofsky a qualifié l’architecture classique de catanthropique, c’est-à-dire que ses proportions sont analogues aux proportions relatives du corps humain. « Dans un temple classique, ajoute-t-il, et par conséquent dans une église de la Renaissance, les bases, les fûts et les chapiteaux des colonnes ont, plus ou moins, des proportions qui correspondent au rapport existant entre le pied, le corps et la tête d’un être humain normal. (…) Et pour cette raison, il est fréquent qu’on ne soit pas impressionné par ses dimensions objectives, si gigantesques qu’elles puissent être… » (9). Autrement dit, l’œil est rassuré par l’architecture classique où il reconnaît des proportions analogues à celles qu’il observe chez les personnes.
![Jacques-François Blondel, Cours d'Architecture, Paris, 1771-77.](https://static.wixstatic.com/media/321623_d2ee06fb91f84ee0af2f824e541136ba~mv2.jpg/v1/fill/w_960,h_500,al_c,q_85,enc_avif,quality_auto/321623_d2ee06fb91f84ee0af2f824e541136ba~mv2.jpg)
A contrario, l’architecture gothique est conçue selon une échelle se rapportant à la taille absolue du corps humain, à l’intérieur de laquelle chaque élément peut être modifié ou déplacé sans mettre en danger l’équilibre du tout. Panofsky précise (10) : « dans une cathédrale gothique, les portes sont justes assez grandes pour laisser passer une procession avec ses bannières. Les chapiteaux, s’il y en a, dépassent rarement la hauteur moyenne des bases, tandis que la hauteur des piliers ou des fûts peut être augmentée ou diminuée indépendamment de la largeur. Et aucune des statues n’est sensiblement plus grande que nature. » Il en conclut qu’une cathédrale gothique, même de petite taille, peut nous sembler immense à cause de son rapport de disproportion avec le corps humain, d’où la sensation d’écrasement que procurent parfois les édifices gothiques, là où l’architecture classique sera plus propice à tranquilliser l’observateur. Panofsky en conclut que « l’architecture médiévale prêche l’humilité chrétienne » tandis que « l’architecture classique et de la Renaissance proclame la dignité de l’homme ».
![Cathédrale de Cologne](https://static.wixstatic.com/media/321623_488eaab032dc4d4989ca22740afa9cf9~mv2.jpg/v1/fill/w_980,h_1590,al_c,q_85,usm_0.66_1.00_0.01,enc_avif,quality_auto/321623_488eaab032dc4d4989ca22740afa9cf9~mv2.jpg)
Dans leur quête du naturalisme et des proportions idéales (harmonie), les humanistes de la Renaissance, et en particulier Alberti et Léonard, s’enhardirent à affronter la nature même et, armés de compas et de rapporteurs, entreprirent de mesurer le corps humain en sélectionnant ceux des corps qui, de l’avis général, étaient les plus beaux. Leur intention, écrit Panofsky, fut de découvrir l’idéal en vue de définir le normal. Ces proportions idéales, d’où l’on déduisait le principe fondamental de la perfection esthétique et même de l’harmonie musicale, étaient célébrées presque religieusement. Le néoplatonisme qui commença à s’épanouir à Florence à partir de 1460 contribua beaucoup à la valorisation scientifique des proportions déterminées par la section d’or à grand renfort d’interprétations cosmologiques et métaphysiques. Vitruve, le seul écrivain antique qui nous ait transmis quelques données effectives et chiffrées sur les proportions humaines – et qui les avaient de toute évidence empruntées aux Grecs – les formulait comme fractions de la longueur du corps. Le caractère anthropométrique de ce système de proportions, caractéristique de l’art grec, sera plus tard appelé le « canon de Polyclète ». Il devait conduire les artistes de la Renaissance à abandonner les systèmes de proportions hérités du Moyen-Âge, c’est-à-dire les systèmes byzantin et gothique.
La théorie byzantine des proportions prenait également pour point de départ l’articulation organique du corps et acceptait ce postulat fondamental que les diverses parties du corps sont solidaires les unes des autres. Mais leurs mensurations, au lieu d’être exprimées par des fractions communes d’un tout, le furent par « une application quelque peu grossière du système qui multiplie une unité ou un module », écrit Panofsky (11). « Les dimensions du corps furent exprimées en ‘longueurs de tête’ » ; le nombre de têtes variant selon les écoles (le manuel du peintre du Mont Athos recommandait par exemple que la hauteur totale du corps comptât neuf têtes).
D'après Panofsky, il n’y eut pas réellement de système gothique de proportions, seulement des méthodes expéditives de dessin qui furent transmises pour l’essentiel par le bâtisseur Villard de Honnecourt au XIIIème siècle. Dans son Carnet, la figure n’était plus mesurée du tout, même plus en fonction de la longueur de la tête ; « le personnage masculin debout est le résultat d’une construction qui n’a absolument aucune relation avec la structure organique du corps (…). La figure (moins la tête et les bras) s’inscrit dans un pentagramme étiré en hauteur, dont le sommet vertical est comme rétracté. Même les têtes, écrit Panofsky, sont construites d’après des formes géométriques (triangle, carré, etc) » (12).
![Extrait du Carnet de Villard de Honnecourt, XIIIème siècle](https://static.wixstatic.com/media/321623_1a5f3719e74c41ada8bb8b7d3cf1de4b~mv2.jpg/v1/fill/w_600,h_544,al_c,q_80,enc_avif,quality_auto/321623_1a5f3719e74c41ada8bb8b7d3cf1de4b~mv2.jpg)
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