Regard d’un artisan sur le monde actuel
Illustration ©François Schuiten
On pourrait avancer que ce qui distingue le plus l’homme du reste des animaux, c’est sa capacité à utiliser des techniques, à accumuler des savoir-faire et à les mettre en œuvre. Là où sont les premières traces des sociétés humaines, on trouve également des artefacts d'outils et d'objets fabriqués à l'aide d'outils, c'est-à-dire des techniques. Les techniques d'agriculture, d'élevage, de textile, de poterie, de médecine et d'architecture ont indéniablement permis à l’homme de se protéger des calamités du milieu naturel et de se forger une existence plus stable où familles et communautés ont réussi à prospérer.
C’est pourquoi le progrès humain peut être considéré comme le développement de la technique, le moyen dont les sociétés humaines se sont pourvues pour étendre leur pouvoir et garantir leur stabilité et leur sécurité. Mais après plusieurs millénaires de progrès technique, peut-on vraiment dire que l’humanité soit plus stable et moins sujette à péril ? La recherche de stabilité est-elle allée trop loin, dégénérant paradoxalement en une perte de contrôle de plus en plus rapide sur son propre destin ? À quel moment le serviteur qu'est la technique s’est-il transformé en maître qu'est la technologie, le libérateur en oppresseur, et l'espoir du salut en menace imminente de notre propre extinction ?
Le basculement de la civilisation
Si l'homme peut accroître son pouvoir en maniant la technique, il peut aussi facilement en être privé lorsque la technique est retournée contre lui. Telle est l'origine et la fonction essentielle de la civilisation : la pacification et l'instrumentalisation de l'individu au moyen de la technique. Alors que dans la société primitive, la Nature est un moyen au service de l'homme, dans la société civilisée, par contre, l'homme est transformé en moyen au service de la cité. Il s'agit dans l'ensemble d'un processus involontaire. La cité est établie par la conquête agressive et la coercition économique, qui reposent elles-mêmes sur la reconnaissance de l’autorité et l’obéissance à celle-ci. En outre, la cité est maintenue par l’autorité de la loi, un code de conduite dont l'objectif est de policer le comportement humain.
En échange de l’abandon de l'indépendance psychologique et de l'autonomie matérielle, la civilisation offre une promesse de sécurité. Être citoyen, c'est être passivement dépendant d'un système qui garantit que les besoins physiques de base seront accessibles grâce à un minimum d'effort. Personnellement, le citoyen est impuissant à subvenir à ses propres besoins. Ce n'est qu'en s’unissant aux objectifs collectifs de la cité et en les soutenant que le citoyen peut exercer son pouvoir, ne serait-ce que par procuration. Ainsi, l'homme primitif vivant de manière authentique, c’est-à-dire par lui-même, se trouve dépersonnalisé par l’automation, qui est un système auto-pensant d'ordre imposé, codifié par la loi et par le statut.
Psychose de masse
Pour former une véritable société de masse, il faut étendre la technique de la simple coercition physique à la domination psychologique complète. Il devient nécessaire d’inhiber l’aspiration individuelle à l’exercice du pouvoir par le biais du conditionnement, de l’effacement et de l’élimination. Le conditionnement est un moyen de substituer aux aspirations de l'individu, de la famille ou de la tribu les objectifs de la collectivité. Une forme secondaire de conditionnement consiste à promouvoir les activités de substitution, c’est-à-dire les activités non vitales dirigées vers la poursuite d’objectifs artificiels avec un certain degré d'indépendance. Dans les deux cas, la principale ressource pour conditionner les masses est la socialisation par le biais de l'éducation publique. De nombreuses années d’éducation publique constituent un outil efficace pour inculquer l'altruisme de masse et pousser l'individu à placer les objectifs et les intérêts de la société, le "bien commun", au-dessus des siens ou de ceux de sa famille.
Ces mécanismes parviennent généralement à contraindre les individus à réguler leurs propres désirs et les comportements qui en découlent, mais non sans conséquences délétères. Ce n'est pas parce que la privation matérielle engendre la misère que l'abondance engendre le bonheur. Le contentement humain est avant tout psychologique. Par conséquent, lorsque l’aspiration individuelle au pouvoir se trouve entravée, une kyrielle de pathologies mentales commence à se manifester, notamment l'anxiété, la dépression, le dégoût de soi, le ressentiment, le fétichisme, etc. Les personnes ainsi affligées, y compris les enfants, sont considérées comme les victimes d'une catégorie de maladie à laquelle un remède pharmaceutique correspondant, accompagné ou non d'une thérapie psychologique, est généralement administré pour supprimer la volonté. Lorsque notre tolérance à l'égard d'une telle coercition est dépassée, la cohésion de la société de masse est mise en péril. La technologie joue alors un rôle essentiel dans la fabrique du consentement de l'individu à la coercition, nécessitant d’être augmentée sans cesse.
Malgré cela, il existe des personnes dont la volonté est trop tenace pour être conditionnée ou effacée. Ces dernières ne veulent ou ne peuvent tout simplement pas être socialisées. Il existe des techniques pour éliminer cette indiscipline. Presque toutes les fonctions de la vie humaine sont désormais automatisées, depuis l’alimentation à la mode vestimentaire en passant par le logement, la médecine, l’éducation, la gouvernance, le transport, pour n'en citer qu’une poignée, tandis que la codification bureaucratique et juridique rend illégale la non-conformité au système. Les sociétés de masse ont mis en place des institutions de jugement et d'incarcération très sophistiquées pour éliminer la non-conformité de la vie quotidienne civilisée, tandis que les techniques avancées de modification génétique promettent d'éliminer ces tendances in utero.
Notre monde plutonien
L’état psychologique de l’homme n’est pas seul à subir de graves perturbations ; la technologie se révèle être également une catastrophe écologique, la plus grande menace existentielle pour la vie sur terre. La technologie a largement dépassé les bornes du bon sens. L'homme moderne ne cesse de perfectionner ses vaisseaux, mais leur destination est mauvaise et le conduiront tout droit à une fin inéluctable. La science appliquée est immensément puissante. Cependant, l'homme s'est montré incapable de la manier. Ainsi, bien que la science ne soit pas un mal inhérent, dans la société technologique, elle est un mal inévitable. Les anciens périls de l'humanité étaient naturels. Bien que la technologie les atténue partiellement ou temporairement, elle nous inonde en contrepartie de pollution, de radiations et de dévastations environnementales, qui en sont l’implacable rançon.
C'est ainsi que toute l’énergie collective de l'homme est désormais orientée vers l'extraction des richesses de la terre, enfouies dans les profondeurs du sous-sol et remontées à la surface au prix de vastes souffrances, dans un effort qui transforme lentement la planète en enfer terrestre. L’individualité est détruite avec frénésie, supplantée par deux types antagonistes : ceux qui cherchent à thésauriser contre ceux qui sont déterminés à consommer avec insouciance. Ce n'est rien d'autre que le quatrième cercle de l'enfer décrit par Dante.
Révolution, Réforme, Réification
Notre société bureaucratique, industrielle et technologique est irréformable. J'irais même plus loin en affirmant qu'il nous est désormais impossible de nous révolter contre elle. Notre rapport servile à l'État, à la multinationale, à l'intelligence artificielle nous sublime : c'est un rapport de crainte révérencielle devant un pouvoir innommable. Sous l'ombre envahissante de la domination technologique totale, l'homme est stupéfait, implorant la clémence tout en se prosternant devant le progrès technologique dans un acte de foi.
Les révolutions sont fondées sur les passions brûlantes de l'espoir et de la haine, tandis que les réformes sont bricolées avec les instruments pathétiques de la résignation et de l'apathie. Un mouvement réformateur changera certains codes ou remplacera certains hommes au pouvoir, tandis qu'un mouvement révolutionnaire cherchera à renverser le pouvoir systémique lui-même. La réforme domine car presque tous les hommes souhaitent conserver leur pouvoir, si insignifiant et illusoire soit-il. Il n'y a jamais eu de révolution réussie contre la civilisation, seulement une série de réformes qui l'ont fait évoluer vers la société technologique mondiale qui prédomine aujourd'hui.
Aux maux de la technologie, on répondra par un regain de technologie. Cette foi crédule engendre un optimisme infondé où l'humanité choisit volontairement d’espérer dans les systèmes mêmes dont elle devrait se méfier et auxquels elle devrait résister.
L'humanité apparaît ainsi piégée, enchaînée à la société technologique et à sa Présence durable, sa présence abolissant les frontières du présent et du futur par une emprise prolongée, garantie que les choses ne changeront pas vraiment mais qu'elles se réifieront, deviendront encore plus identiques, intraitables, immuables, éternelles. Une claustrophobie du temps plutôt que de l'espace.
La société technologique et son absence
Notre société technologique est une œuvre d’obscurantisme. Il faut obscurcir le passé pour laisser penser que l'on se dirige vers un avenir radieux. Nous vivons dans une société qui souffre et qui s'efforce d'oublier ; de telles périodes sont qualifiées par les historiens d’obscurantistes. Ce que nous appelons vaguement la culture occidentale, qui est en fait une société technologique mondiale, n'est pas une culture. C'est une chose monstrueuse et mécanique, qui n'est liée à aucun lieu et qui est contraire à la vie.
Pour l'homme primitif, la raison et la rationalité ne sont que des outils au service d'un but supérieur. Mais pour l'homme éclairé, l'homme industriel, l'homme technologique, la raison est l’alpha et la rationalité l’oméga. Elles constituent les limites du monde. Pourtant, il est impossible de bâtir quoique ce soit en laissant seule postuler la raison. Le totalitarisme échoue à l’intérieur avant d’échouer à l’extérieur. Le moi se rebelle, car nous sommes avant tout des créatures volontaires, de sorte que toute tentative de construire une société entièrement rationnelle se désintègre inévitablement dans le chaos. Les villes, les nations, les entreprises sont autant d'affronts à l'ordre naturel ; nous sommes incapables de les faire durer.
L'humanité est devenue démente, littéralement démente : dans sa quête obsessionnelle de de raison et de technologie, elle oublie tout ce qui est réellement important. L'alternative n'est en aucun cas une eutopie ; néanmoins, il est possible que l'humanité guérisse, qu'elle comble le néant laissé par l'absence inévitable de la société technologique. Une occasion de faire taire l'intellect et d'écouter attentivement l'âme, la volonté... de se souvenir.
Écrit par Patrick Webb
Traduit par Noé Morin
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