Préface au catalogue du Prix d'Architecture Philippe Rotthier 2024
Par Anselm Jappe, professeur de philosophie
Il y avait une époque où le progrès régnait sans entraves. Dans tous les domaines de la vie, de la médecine aux transports, de la politique à l’art, des mœurs aux meubles. La foi dans le progrès « qu’on n’arrête pas » était arrivée à son comble après la Seconde Guerre Mondiale, le temps du « miracle économique ». Entre progrès technologique et progrès moral et social on ne distinguait pas ; une forme de progrès semblait en impliquer une autre. Evidemment, cette mentalité dominait aussi en architecture, et plus pleinement encore qu’ailleurs. Les « machines à habiter », l’ « esthétique du clapier », le brutalisme, le modernisme banalisé à l’extrême et le fonctionnalisme présenté comme la seule architecture possible dominaient totalement le champ – et non seulement dans les constructions nouvelles qui s’ajoutaient à celles déjà existantes, mais également dans celles qui remplaçaient les constructions déjà existantes et démolies pour l’occasion. Les quartiers historiques des villes furent détruits à une vitesse inouïe en temps de paix. Presque personne ne s’y opposait - par conviction ou par peur de passer pour « nostalgique » ou « réactionnaire ». Il fallut du temps avant que les premières protestations ne se levassent. Philippe Rotthier (2), Maurice Culot et Léon Krier ont compté parmi les pionniers, surtout en ce qui concernait l’opposition à la « bruxellisation ». Leur mérite est d’autant plus grand que les architectes forment en général une corporation particulièrement homogène et engagée à marginaliser tous ceux qui ne sont pas « dans la ligne ». Critiquer la laideur moderne implique souvent d’évoquer la beauté qui vient du passé, et en toute logique Philippe Rotthier a compté parmi les premiers à célébrer la beauté des architectures « archaïques » d’Ibiza. Comme on le sait, c’est à Bernard Rudofsky que revient le mérite d’avoir fait observer le premier le charme, mais aussi la fonctionnalité des « architectures vernaculaires », des « architectures sans architecte », comme le disait le titre de son exposition légendaire au Moma de New York en 1964. Avec, à l’arrière-plan, la figure tutélaire de William Morris.
Ainsi, des décombres (du moins moraux) du modernisme émerge à nouveau ce qu’il y avait avant : l’architecture vernaculaire, ou traditionnelle, avec tout ce qui la caractérise. Elle donne l’impression d’avoir toujours existé en son lieu, parce qu’elle semble sortie tout droit du paysage dont elle est idéalement la prolongation, en en reprenant les matériaux, les couleurs, les formes. Elle se base sur une expérience millénaire qui a créé des techniques adaptées aux spécificités du lieu et qui permettent de réduire fortement le coût énergétique et écologique. Elle est le produit d’un savoir-faire accumulé, peu formalisé et généralement transmis dans un cadre familial ou de compagnonnage, où l’on trouve peu de séparation entre la « tête » et la « main », entre la « conception » et l'« exécution ». Il s’agit d’un travail qui peut enrichir l’individu au lieu d’en faire la petite roue d’un mécanisme industriel qui le dépasse complètement. La manière de construire qui s’est installée avec le béton est le parfait équivalent de la chaîne de montage de l’usine fordiste.
L’architecture vernaculaire semblait destinée à disparaître après la Deuxième guerre mondiale. La droite, la gauche et le centre étaient contre ces « vieilleries », dans une rare unanimité. Il est vrai qu’il existe depuis les années 1920 l’architecture « régionaliste ». Mais très souvent, celle-ci se limite à reprendre les formes extérieures de la tradition (le « fard architectural »), tout en étant bâtie en béton. En général, les critiques de l’urbanisme moderne, comme celle, pionnière, d'Henri Lefebvre, prêtaient beaucoup d’attention à la distribution de l’espace parmi les classes sociales, mais s’intéressaient peu aux matériaux, aux techniques et aux compétences des bâtisseurs. Quant aux architectes eux-mêmes, à part leur inévitable soumission à leurs commanditaires du marché et de l’État, on ne pouvait pas s’attendre à ce qu’ils défendissent une façon de bâtir où il y a si peu de place pour l’architecte de profession ! Il est d’autant plus remarquable que certains architectes aient commencé à le faire quand même.
Ensuite, l’architecture postmoderne a remplacé la monotonie fonctionnaliste avec des formes apparemment plus ludiques – mais à tous les autres égards, elle restait dans le cadre du modernisme, et n’a pas repris sérieusement aucuns des avantages du vernaculaire.
Passée l’ivresse de la modernité et du progrès, nous sommes plus enclins désormais à examiner d’une façon équitable ce que l’humanité a gagné et ce qu’elle a perdu avec la domination universelle de la société industrielle, dite moderne. Il sera difficile d’avoir de la nostalgie pour la médicine d’antan, ainsi que pour ses relations sociales ou de genre. Pour les transports ou l’agriculture, on peut en discuter. Il y a cependant un domaine où la supériorité des techniques traditionnelles apparaît de plus en plus clairement établie : l’habitat. L’architecture vernaculaire est bien plus respectueuse de la nature et des ressources, permet une approche « démocratique » autant du côté des usagers (qui ne se voient pas imposer des solutions conçues dans un lointain bureau d’études) que des constructeurs (qui sont des artisans qualifiés et non des manœuvres), possède des prestations thermiques bien supérieures et réduit la consommation énergétique. Différente d’un lieu à l’autre, infiniment variable, l’architecture vernaculaire a contribué grandement au déploiement du génie humain, et sa disparition, ou réduction, appauvrit le monde et détruit sa richesse et sa multiplicité à la faveur de quelques solutions standard appliquées uniformément sur la terre entière. Des cubes en béton partout, comme de l’anglais partout, du fast-food partout, des baskets partout… Si les architectures traditionnelles permettaient à chacun d’avoir son ancrage particulier au monde, l’architecture dite moderne a façonné un monde où il n’est plus possible de se sentir chez soi nulle part. Les constructions traditionnelles étaient différentes les unes des autres, dans le détail, et pourtant démontraient une unité stylistique évidente à l’échelle d’un village, d’une région, d’un pays – comme les membres d’une famille.
Lorsqu’on n’abat pas les bâtiments pré-modernes, il faut au moins les transformer. La restauration offre souvent l'occasion de rajeunir les vieilles constructions. « Tout travail de complément portera le marque de notre temps » proclame la Charte de Venise de 1966. Rien ne doit échapper au « présentisme » poussé jusqu’au totalitarisme : pour être sûr que There is no alternative (Principe TINA), il vaut mieux éliminer toute possibilité de confrontation. Ainsi, idéalement, les villes ne se composent que des constructions modernes et de constructions qui ont l’air d’être modernes. Le souhait du Président français de placer une flèche de verre sur Notre-Dame-de-Paris en tant que « geste architectural contemporain » sort tout juste de cette mentalité qui déteste le passé, et si elle ne peut pas le démolir, comme veulent le faire tous les plans Voisin, elle veut au moins marquer de son sceau tout ce qui le rappelle.
On ne peut pas prouver abstraitement que l’architecture vernaculaire soit « plus belle » - mais il est remarquable, pour donner un exemple, que les visites touristiques se limitent presque toujours aux centres-villes, où les architectures traditionnelles prévalent, et que très peu de gens aillent admirer les architectures moyennes du XXè siècle, sauf quelques édifices suffisamment promus par la publicité.
Est-ce que ce sont alors les touristes qui doivent décider de la direction que l’architecture doit prendre ? Est-ce que le dernier mot doit revenir aux comités d’habitants, aux défenseurs du patrimoine, aux usagers, aux passants, à des gens qui n’ont aucune notion d’architecture ? Ne faut-il pas laisser décider les experts qui s’y connaissent ? La réponse est non. Tout le monde est obligé de vivre, et souvent de subir, l’architecture ! Sans exception, chacun est confronté incessamment à ce que les architectes ont concocté. L’environnement bâti, qui regarde le 100% de la population, est un sujet trop sérieux pour être laissé entre les seules mains du 0,044% de la population qui est inscrit à l’Ordre des architectes (1) ! D’autant plus que les architectes ne se limitent pas à faire vivre les autres dans leurs constructions, mais se conçoivent souvent comme « ingénieurs sociaux » qui ont le droit d’enseigner à l’humanité comment il faut vivre – Le Corbusier, qui allait jusqu’à l’eugénisme, n’en était que le cas le plus extrême.
L’attention renouvelée au vernaculaire – qui aurait été inimaginable en 1970 ! – constitue le reflet de plusieurs tendances contemporaines : d’un côté, le désir de rétablir un rapport amical avec la nature, ce qui était la force du vernaculaire. D’autre côté, le besoin de dépasser l’individualisme possessif, le narcissisme, la guerre de tous contre tous à tous les niveaux : le vernaculaire insère ses habitants dans une dimension communautaire, et non seulement celle de ses contemporains. Il les lie aussi aux générations précédentes, à ceux qui ont façonné ces lieux. Ainsi, le vernaculaire participe à la tentative – globalement encore minoritaire, mais, espérons-le, promise à un bel avenir – de s’affranchir de l’approche impérialiste vis-à-vis de la nature, des hommes, de la tradition, pour la remplacer par une attitude de respect, de soin et de sollicitude.
(1) 30 500 en France en 2024, selon leur site.
(2) Lien vers le Prix Philippe Rotthier: https://www.rotthierprize.com/
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