par Mircea Eliade
traduit librement de l’anglais par Noé Morin
Nous avons cru bon de traduire à nouveaux frais un article de Mircea Eliade (1907-1986), historien des religions, portant sur la signification religieuse de l’art moderne. Cet article est tiré d’un livre en anglais, paru sous le titre “Symbolism, the Sacred and the Arts” en 1985 chez l’éditeur New York Crossroad. À notre connaissance, ce texte n’avait jamais fait l’objet d’une traduction en français. Eliade s’y oblige – exercice périlleux pour l’historien – à actualiser la somme théorique considérable qu’il a constituée au fil de sa carrière à propos des symboles et des mythes pour la mettre en relation avec le nouvel art iconoclaste, brutal et régressif qui voit le jour au XXème siècle sous l’étiquette d’art moderne. Cet article devrait permettre au lecteur profane d’emprunter pour la première fois les voies souterraines du mythe et de l’inconscient religieux qui, sous la réalité visible, agissent puissamment sur nos vies.
La Recherche du Sacré Méconnaissable
Depuis les années 1880, lorsque Nietzsche proclama pour la première fois sa célèbre formule, l’on n’a pas cessé de se tourmenter l’esprit à propos de la « mort de Dieu ». Martin Buber s’est demandé récemment s’il s’agissait d’une véritable « mort » ou plus simplement d’une éclipse de Dieu, c’est-à-dire d’une absence de réponse aux prières et aux invocations des hommes. Mais cette interprétation optimiste de la sentence nietzschéenne n’évacue pas complètement le doute. Plusieurs théologiens contemporains ont admis qu’il fallait accepter la « mort de Dieu », fait à partir duquel il est possible de tisser une réflexion.
Une théologie fondée sur la « mort de Dieu » peut certainement donner lieu à une stimulante discussion mais, pour la tâche qui nous occupe, elle est d’intérêt secondaire. Nous y avons fait allusion pour rappeler que l’artiste moderne est confronté à un problème de même nature. Il existe une certaine symétrie entre la perspective du philosophe ou du théologien et celle de l’artiste moderne ; pour l’un comme pour l’autre, la « mort de Dieu » signifie avant tout l’impossibilité d’exprimer l’expérience religieuse dans le langage religieux traditionnel : dans celui, par exemple, du Moyen-Âge ou de la Contre-Réforme. Sous un certain angle, la « mort de Dieu » s’apparente à la destruction d’une idole. Admettre la mort de Dieu équivaudrait alors à admettre que l’on s’est trompé et que le dieu auquel on vouait nos prières n’était en fait qu’un dieu, et non le Dieu judéo-chrétien.
Quoiqu’il en soit, depuis plus d’un siècle, il est évident que l’Occident n’a pas créé d’art religieux au sens traditionnel, c’est-à-dire un art reflétant des conceptions religieuses classiques. En d’autres mots, les artistes ne veulent plus vénérer des « idoles » ; ils se désintéressent de l’imagerie et du symbolisme religieux traditionnels.
Le sacré n’a certainement pas disparu de l’art moderne, mais il y est devenu méconnaissable ; il y demeure camouflé sous des formes, des objets et des significations apparemment « profanes ». Le sacré a cessé d’être évident, comme il l’était par exemple au Moyen-Âge. Il n’est plus immédiatement et aisément reconnaissable parce qu’il n’est plus soutenu par l’expression religieuse traditionnelle.
Ce camouflage du sacré n’est ni conscient, ni volontaire. Les artistes contemporains ne sont en aucun cas des croyants qui, gênés par l’archaïsme ou l’inadéquation inavouables de leur foi, chercheraient à la déguiser sous des dehors profanes. Quand un artiste admet qu’il est chrétien, il ne dissimule pas sa foi ; il la proclame au contraire à travers son œuvre, comme Rouault l’a fait. Il n'est pas non plus difficile d'identifier la religiosité biblique et la nostalgie messianique de Chagall, même dans sa première période, lorsqu'il peuplait ses tableaux de têtes tranchées et de corps flottants à l'envers. L'âne, animal messianique par excellence, « œil de Dieu », ainsi que les anges, sont là pour nous rappeler que l'univers de Chagall n'a rien à voir avec le monde quotidien, qu'il s'agit en fait d'un monde sacré et mystérieux comme celui qui se dévoile pendant l'enfance. Mais la grande majorité des artistes ne semblent pas « avoir la foi » au sens traditionnel de l’expression. Il ne sont pas consciemment « religieux ». Néanmoins nous affirmons que le sacré, certes méconnaissable, est présent dans leurs œuvres.
Ajoutons qu’il s’agit là d’un phénomène caractéristique de l’homme moderne, et plus spécifiquement de l’homme occidental : il veut être – et se déclare volontiers – irréligieux, complètement débarrassé du sacré. Au niveau de sa conscience quotidienne, il a peut-être raison ; mais il continue de participer au sacré par ses rêves, ses rêveries, certains de ses penchants (son « amour de la nature » par exemple), ses loisirs (littérature, théâtre), sa nostalgie et ses élans. L’homme moderne s’est peut-être débarrassé de la religion mais le sacré survit en lui, ancré dans les profondeurs de son inconscient. On pourrait parler, en termes judéo-chrétiens, d’une « seconde Chute ». Les Écritures disent qu’après la Chute, l’homme a perdu la faculté de « rencontrer » et de « comprendre » Dieu ; mais il a conservé suffisamment d’intelligence pour découvrir les traces que Dieu avait laissées dans la nature et à l’intérieur de sa propre conscience. Après la « seconde Chute » (qui correspond à la mort de Dieu telle qu’énoncée par Nietzsche) l’homme moderne a également perdu la conscience du sacré mais il se laisse encore nourrir et guider par lui en suivant les voies de l’inconscient. Les psychologues nous le disent sans cesse : l’inconscient est « religieux » dans le sens où il est constitué d’élans et d’images véhiculant le sacré.
Il n’est pas lieu ici de décrire davantage la situation spirituelle de l’homme moderne. Mais si ce que nous avons dit est vrai de l’homme moderne en général, cela vaut a fortiori aussi pour l’artiste moderne, car l’artiste n’est jamais passif au regard du Cosmos et de l’inconscient. Sans l’avouer et parfois sans le savoir, l’artiste plonge – quelquefois au prix du danger – dans les profondeurs du monde et de sa propre psyché. Du cubisme au tachisme, nous assistons à un effort désespéré de l’artiste pour se libérer de la « surface » des choses et pénétrer dans la matière pour révéler ses ultimes structures. Abolir la forme et le volume, descendre au fond de la substance en révélant ses secrets et ses modalités larvaires – il ne s'agit pas, selon l'artiste, d'opérations entreprises en vue d'une connaissance objective, mais bien d’aventures provoquées par son désir de connaître le sens le plus profond de l’univers plastique.
Dans certains cas, l'approche de l'artiste à l'égard de la matière renoue avec une religiosité extrêmement archaïque qui a disparu du monde occidental voici plusieurs milliers d'années. C’est, par exemple, l’attitude de Brancusi vis-à-vis de la pierre, une attitude comparable à la sollicitude, la crainte et la vénération éprouvées par l’homme du Néolithique devant certaines pierres qui constituaient des hiérophanies – dans la mesure où elles révélaient le sacré et une réalité ultime, irréductible.
Les deux caractéristiques de l’art moderne, qui sont la destruction des formes traditionnelles et la fascination pour l’informe ou pour les formes élémentaires de la matière, sont de nature religieuse. La hiérophanisation de la matière, c'est-à-dire la découverte du sacré qui se manifeste à travers la substance du monde elle-même, caractérise ce que l'on a appelé la « religiosité cosmique », ce type d'expérience religieuse qui a dominé le monde avant l'avènement du judaïsme et qui est encore bien vivant dans les sociétés « primitives » et asiatiques. C’est cette religiosité cosmique que le christianisme a engloutie dans son triomphe. Vidée de toute signification religieuse, la nature pouvait devenir cet « objet » propice aux investigations de la science. D’un certain point de vue, la science occidentale peut être considérée comme l’héritière du judéo-christianisme, dont les prophètes, les apôtres et les missionnaires ont fini par convaincre l’Occident que tel mégalithe, que certains peuples tenaient pour sacré, n’était en fin de compte qu’un vulgaire rocher, ou que les lointaines et mystérieuses étoiles se réduisaient en fait à des objets cosmiques – c’est-à-dire qu’elles n’étaient pas, et ne pouvaient pas être, des dieux, des anges ou des démons. C’est ainsi qu’à l’issue de ce long processus de désacralisation de la nature, l’homme occidental ne vit plus que de simples objets naturels là où ses ancêtres entrevoyaient hiérophanies et présences sacrées.
Mais l’artiste contemporain semble capable de surmonter sa perspective scientifique objectivante. Rien ne pourrait convaincre Brancusi qu’un rocher n’est qu’un inerte fragment de matière ; comme ses ancêtres des Carpates, comme tous les hommes du Néolithique, il a senti une présence dans la pierre, un pouvoir, une intention qui peut être qualifiée de sacrée. Mais ce qui est particulièrement significatif, c’est la fascination des artistes modernes pour les soubassements de la matière et les modes de vie embryonnaires. En effet, nous pourrions avancer que les trois dernières générations ont été témoins d’une série de destructions du monde (c’est-à-dire de l’univers artistique traditionnel) entreprises courageusement, et parfois sauvagement, dans le but de former un nouvel univers pur, inaltéré par le temps et l’histoire. Nous avons diagnostiqué ailleurs ce que signifie ce désir d’abattre les mondes formels, rendus stériles par les assauts du temps, de les ramener à leurs modalités élémentaires pour enfin les réduire à leur originelle materia prima [en latin dans le texte]. Cette fascination pour les formes élémentaires de la matière révèle un profond désir d’arrachement à l’enveloppe mortelle, ainsi qu’une pensée nostalgique des premières lueurs du monde. Le public a naturellement été frappé par l’iconoclastie et le furieux anarchisme des artistes contemporains. Mais derrières leurs vastes démolitions, on peut toujours discerner l’espoir de fonder un nouvel univers, plus viable parce que plus vrai, c'est-à-dire plus adéquat à la situation réelle de l'homme.
Toutefois, l’une des caractéristiques de la « religion cosmique », tant chez les primitifs que chez les peuples du Proche-Orient ancien, est précisément ce besoin d'anéantir périodiquement le monde, par le biais du rituel, afin de pouvoir le recréer. La réitération annuelle de la cosmogonie implique une réactualisation provisoire du chaos, une régression symbolique du monde à un état de virtualité. Le monde s'est flétri du seul fait qu’il dure ; il a perdu sa fraîcheur, sa pureté et sa puissance créatrice originelle. On ne peut « réparer » le monde, il faut l'anéantir pour pouvoir le recréer.
Il n'est pas question d’apparenter ce scénario mythico-rituel primitif aux expériences artistiques modernes. Mais il n'est pas sans intérêt de constater une certaine convergence entre, d'une part, les efforts répétés de destruction du langage artistique traditionnel et l'attirance vers les modes élémentaires de la vie et de la matière et, d'autre part, les conceptions archaïques que nous avons tenté d'évoquer. D'un point de vue structurel, l'attitude de l'artiste à l'égard du cosmos et de la vie rappelle dans une certaine mesure l'idéologie contenue dans la « religion cosmique ».
Il se peut d'ailleurs que la fascination pour la matière ne soit que le signe précurseur d'une nouvelle orientation philosophique et religieuse. Teilhard de Chardin, par exemple, se propose de « porter le Christ, en vertu d'attaches proprement organiques, au cœur des réalités réputées les plus dangereuses, les plus naturalistes, les plus païennes. » Car le Père n’est autre que « l'évangélisateur du Christ dans l'univers ».
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