Il y a deux types de philosophes : ceux qui s’intéressent aux diverses raisons qui gouvernent la vie des hommes, et ceux qui s’aperçoivent que les moyens par lesquels l’existence humaine et conduite importent autant, voire plus, que les fins poursuivies. Lewis Mumford, philosophe américain et critique de la technique, fait indéniablement partie de cette seconde catégorie. Il constate, dans la seconde moitié du XXème siècle, que ces moyens sont devenus machiniques. On entend par là que l’essentiel des tâches nécessaires à la survie de l’espèce (principalement : le gain d’argent permettant de se loger et de se nourrir, la guerre et la reproduction) ont été déléguées, tout ou partie, à la machine. Le gain d’argent suppose un travail qui, désormais, dans un nombre grandissant de professions manuelles et intellectuelles, est accaparé par la machine, laissant oisive une bonne partie de la société humaine qui n’a d’autre choix que de se retrancher dans l’économie de rente. La guerre est devenue une affaire professionnelle où le perfectionnement de l’équipement du soldat et du matériel de combat compte davantage que le nombre d’effectifs sur le terrain. La reproduction, quand elle n’est pas pratiquée in vitro, intervient le plus souvent entre deux partenaires qui ont préalablement été mis en relation par la volonté algorithmique d’une application de rencontre. Quant aux loisirs, ils n’existent que par le truchement d’un écran. Partout où la machine progresse, l’homme se retire.
Dans les années 1950, Mumford goûte aux prémices du monde technicien, ce qui ne l’empêche pas de bâtir une œuvre monumentale et toute tournée vers l’anticipation de la société des machines. Dans les Transformations de l’Homme, qu’il fait paraître en 1956, il décrit l’avènement d’un « homme posthistorique » (1) dont l’intelligence automatisée se détourne des choses organiques ou instinctives pour embrasser le fonctionnement régulier de la machine qui produit « une société semblable à celles de certains insectes » (2). Cet homme, nous le voyons apparaître lentement dans la figure de l’insatiable winner de la mondialisation ou dans l’esprit bureaucratique obtus qui caractérise les gestionnaires de l’État.
Si nous laissons faire cela, nous vivrons les heures noires que Mumford a anticipées et qui verront « l’habileté technique la plus poussée mise au service d’un idéal infantile » (3), des productions mécaniques supplanter l’art – nous y sommes déjà –, l’homme tenir des raisonnement machinistes pour enfin confier son Salut au dieu cybernétique et ultimement s’amalgamer à la machine dans une fusion contre-nature. Les conséquences anthropologiques de cette fusion seraient irréparables. Pour la première fois, l’homme n’aurait plus pour but de se perfectionner moralement, ni pour philosophie de tendre à la vérité, mais serait voué à soumettre chaque aspect de son existence au règne de la plus grande efficacité. L’on devine qu’un tel homme perdrait toute individualité – il n’aurait plus rien à dire ni à révéler à ses semblables, caractéristique déjà fort répandue chez nos contemporains – pour se fondre comme un insecte dans la masse indistincte de ses congénères. La raison d’être d’un tel homme serait la conformité la plus parfaite au système mécanique. Toute considération morale évacuée – en effet, elle ne vaut que si l’on prête à l’existence individuelle une personnalité – il deviendrait le banal rouage d’un dispositif de rationalisation et d’uniformisation du monde, du matériau humain et des ressources disponibles en vue de la sophistication toujours plus poussée de la technique.
Dans le Mythe de la Machine (1966), ainsi que dans ses conférences regroupées sous le titre Art et Technique (1951), Mumford tire une autre leçon du rapprochement de l’homme et de la machine : la régression. Nous l’avons dit : l’homme s’atrophie rapidement. La machine nous dispense de calculer ; loué soit celui qui est encore capable d’effectuer une règle de trois ou une division euclidienne ! En architecture, la conception informatique a presqu’intégralement remplacé le dessin à la main. En musique, il n’est pas rare qu’un artiste ignore tout du solfège et des notes car il « compose » par le biais d’un logiciel. À terme, il n’est pas excessif de penser que des facultés aussi inextricablement liées à l’homme que l’expression orale et écrite, la logique, la mémoire et le jugement seront captées par l’intelligence artificielle. L’issue probable de ce processus d’atrophie est l’appauvrissement du champ cognitif, dont les scientifiques font d’ores et déjà la constatation. Qu’adviendra-t-il de l’humanité ainsi réduite à ses fonctions primales ? D’un côté, il est à craindre que l’abolition du jugement entraine chez elle l’abolition de l’éthique et que l’humanité bascule alors dans une nouvelle forme de sauvagerie, amplifiée par le fait que l’homme atrophié disposera des outils de la destruction totale.
Nous ajoutons que sa décadence pourrait aussi l’amener à connaître un nouvel âge naïf, semblable à ce que le néolithique représenta pour la civilisation européenne, et susciter la réapparition de croyances archaïques comme la magie et le paganisme. On est alors en droit d’espérer la reconstruction d’une philosophie morale sur ces bases précaires même si ce processus devait s’avérer long de plusieurs centaines, voire de plusieurs milliers d’années. Le développement intellectuel du nouvel homme archaïque ne serait toutefois pas analogue à ce que nous avons connu dans l’histoire. En effet, le contexte moderne technologiquement avancé n’est pas susceptible de replonger l’homme dans sa fascination ancestrale pour la nature ; il entretiendra probablement avec elle les mêmes rapports qu’aujourd’hui : distants et indirects. En revanche, ses croyances le pousseront à vénérer le nouvel « inconnaissable », c’est-à-dire l’appareil machinique sur lequel reposera sa survie, doté de la capacité de s’auto-renouveler et donc affranchi de l’ingénierie humaine pour se perpétuer. Cette force machinique autonome remplacera le soleil, le vent, les étoiles et les phénomènes naturels que les Anciens observaient avec fascination, imputaient aux divers dieux de l’univers et plaçaient tout en haut de leur panthéon. Elle surplombera les hommes, exerçant sur eux la domination de l’intelligence, et sera l’objet de toutes les dévotions jusqu’à ce qu’hypothétiquement, l’homme parvienne à reconstituer sa dignité et son ontologique supériorité.
Enfin, nous discernons une troisième voie, nettement plus tortueuse que les deux premières mais aussi infiniment plus féconde, et indiscutablement la seule à promener l’homme au travers du dédale de la modernité et à sauvegarder malgré tout son intégrité. Nous avons précédemment postulé que l’homme perdrait sa liberté dans le monde machinique à venir. C’est en effet la conclusion la plus logique étant donné qu’il cessera d’être autonome et qu’il sera physiquement et intellectuellement dominé par l’appareil machinique. Nous avons également postulé que l’emprise du machinisme sur notre civilisation allait s’accroître au vu de la tournure des événements récents (nous nous contentons de poursuivre la trajectoire naturelle d’une courbe). Nous sommes confortés dans cette opinion par une règle intangible de l’histoire voulant que l’homme ne soit pas assez fort pour s’opposer au progrès technique : « on n’arrête pas le progrès », n’est-ce pas ? Jusqu’ici, nous n’avions pas envisagé qu’il soit arrêté. Mais au seuil d’une nouvelle époque, notre civilisation peut être la première à réfréner son galop insensé, refuser de faire le pas de trop. Contre ses appétits techniques, s’immobiliser, réfléchir. Lire Mumford. Passer la modernité par pertes et profits. Mesurer chaque découverte à l’aune de la morale et du bien pour que les hommes cessent d’être les objets ballotés par les remous d’une histoire exclusivement technicienne pour devenir les véritables sujets de l’histoire humaine.
Par Noé Morin, vice-président de La Table Ronde de l’Architecture
(1) Expression forgée par l’architecte américain Roderick Seidenberg
(2) Lewis Mumford, Les Transformations de l’Homme, 1956.
(3) Ibidem
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