par La Table Ronde de l'Architecture
Pendant une semaine, nous avons taillé la pierre de nos propres mains.
Notre professeur, le tailleur de pierre Christophe Mahy, nous a appris à façonner une voûte gothique en pierre bleue belge (un calcaire sédimentaire aussi solide et compact que le marbre). Nous avons eu besoin de cinq outils différents : le ciseau, le maillet, la massette, la chasse et la boucharde. Les qualités requises pour cette tâche étaient les suivantes : une capacité physique soutenue, de la patience, de la minutie et du perfectionnisme.
Le soir, lorsque nous rentrions fatigués par de longues heures d'efforts, notre petit groupe d'apprentis tailleurs de pierre s'asseyait à table, ouvrait une bouteille de vin et dînait ensemble. Nos discussions étaient franches et animées. Une question revenait sans cesse : pourquoi continuer à tailler la pierre à la main alors qu'il existe des robots bien plus performants ?
I.
Le mensonge de la "machine qui soulage l'homme"
Les machines sont généralement présentées comme une solution pour éviter les travaux pénibles et soulager l’ouvrier. Mais les machines ne sont pas conçues dans ce but. L'objectif des nouvelles technologies est presque toujours la compétition économique, la performance ou la guerre. Regardez les principales inventions du siècle dernier (télécommunications, énergie atomique, Internet, fusées, lasers, etc.) et vous verrez que leur but est presque toujours de dominer. Ce n'est qu'après avoir satisfait à cet objectif de domination que leurs retombées peuvent être utilisées positivement par l'humanité. Autre exemple : lorsque l'ingénieur Eli Whitney a inventé l'égreneuse à coton pour séparer la graine de coton de sa fibre, son invention n'avait pas pour but de soulager l'existence des travailleurs. Au contraire, les esclaves noirs des fermes cotonnières ont vu leur rythme de travail littéralement exploser, la machine leur imposant une cadence inhumaine.
Ainsi, même si les machines offrent aujourd'hui la possibilité de remplacer tout ou partie du travail humain, il faut garder à l'esprit qu'elles sont le plus souvent conçues à des fins de guerre ou de cupidité, une finalité fondamentalement mauvaise.
II.
Soulager le "pauvre tailleur de pierre" ou gagner de l'argent ?
Les robots de taille de pierre sont présentés comme une aubaine pour le "pauvre travailleur manuel épuisé". Les vendeurs de robots avancent souvent l'argument selon lequel les machines soulageront les humains des "tâches fastidieuses et répétitives". Mais ont-ils jamais demandé leur avis aux tailleurs de pierre ? Bien sûr que non ! S'ils l'avaient fait, ils auraient appris que les tailleurs de pierre apprécient tous les aspects de leur métier, et que même l'épuisement physique qui suit leurs longues journées de labeur est la gratification d'un travail bien fait. La vérité, c'est que les machines n'ont qu'un seul but : faire gagner de l'argent à leurs propriétaires en réduisant les coûts de main-d'œuvre et en accélérant la cadence de travail. Pas de charité, pas d'humanisme. La robotisation des tâches manuelles n'a d'autre but que de faire de l'argent.
III.
"Les robots travaillent aussi bien, voire mieux, que les tailleurs de pierre"
Les vendeurs de robots aiment vanter l'efficacité de leurs machines. Ils affirment généralement que les robots font un travail plus méticuleux que les tailleurs de pierre. En effet, les robots peuvent rapidement tailler des pierres lisses et sans défaut. Seul un tailleur de pierre expérimenté peut prétendre à une telle "qualité" de finition. Mais si les pierres taillées par les robots sont sans défaut, elles sont aussi sans qualité. Lorsque nous regardons le produit du travail robotique, nous ne ressentons rien. Rien qu'une absence totale d'émotion, une indifférence absolue. Ces pierres lisses et parfaites sorties d'une imprimante 3D sont aussi froides et insignifiantes qu'un visage en plastique. Cette absence d'émotion face au travail robotique est cruciale pour comprendre la nature de l'art. L'art (entendu ici comme « art humain ») nous ravit parce qu'il est personnel, et non parce qu'il est beau.
Pourquoi sommes-nous fiers de nos modestes pierres taillées ? Parce qu'elles sont belles ? Non : après une semaine d’apprentissage, nos pierres ressemblaient encore à de grossiers silex préhistoriques. Nous sommes fiers de nos pierres taillées parce qu'elles portent la marque de nos efforts. Nous avons peiné, souffert et transpiré si fort pour en tailler chaque aspérité que chaque rainure possède désormais son histoire, chaque imperfection peut être attribuée à un coup de ciseau distrait, tandis que les surfaces lisses reflètent les longues heures consacrées patiemment à l'élimination des protubérances de la matière première. Imaginez, nous qui n'avons sculpté que des pierres brutes, notre admiration devant les œuvres prodigieuses du Bernin ou de Michel-Ange... Cette admiration ne peut s'attacher qu'à une œuvre humaine car elle provient d'un lien profond d'empathie entre le spectateur et l'artiste. Jamais, au grand jamais, ne pourrons-nous "admirer" le travail d'un robot tailleur de pierre. Nous serons tout juste "impressionnés" par la rapidité et la précision de son travail, mais il nous laissera froids et sans émotion.
IV.
Quel avenir pour les humains parmi les robots ?
Notre quatrième argument a une portée plus générale. Il concerne l'avenir de l'être humain dans une société technologique marquée par l'application massive de l'IA et de la robotisation. Il pourrait se résumer par la formule suivante : ce que nous donnons à la machine, nous le perdons à jamais. Les tâches que l'homme abandonne aux robots, comme la taille de la pierre, sont à jamais perdues. Les tailleurs de pierre sont peu nombreux et bientôt, ils disparaîtront complètement. Avec eux disparaîtront également des compétences, une culture et une somme de vastes connaissances.
Nous nous enfonçons lentement dans la civilisation de l'incompétence, où les tâches manuelles et intellectuelles de l'homme seront entièrement prises en charge par les machines : plus besoin de dessiner, de sculpter, de construire, de cuisiner, d'écrire, de compter, de penser... Que nous restera-t-il, sinon un océan infini de divertissements et de loisirs ? Le nouvel homme incompétent, réduit à de simples fonctions cérébrales, compulsif et obsédé par le jeu et le divertissement, ressemblera terriblement à un enfant. Ce mélange d'infantilisme et de haute technologie est le cocktail destructeur qui fera basculer notre monde dans un enfer mécanisé.
V.
Il n'y a pas de juste milieu
Aux optimistes naïfs qui voudraient trouver un juste milieu entre le travail de l'homme et celui de la machine, nous disons ceci : les machines et leurs propagateurs ne feront aucune concession à l'homme. Ce qu'elles peuvent remplacer, elles le remplaceront. Par amour de l'argent et par fétichisme technologique.
À aucun moment de l'histoire, l'homme ne s'est empêché d'utiliser une invention qui lui donnait du pouvoir et des avantages au prétexte qu'elle était immorale. Entre la morale et le pouvoir, l'homme a toujours choisi le pouvoir. La course au "progrès" technologique est inéluctable. Si les États-Unis n'avaient pas choisi de développer la bombe nucléaire, il est probable qu'ils auraient été décimés ou soumis par un adversaire moins scrupuleux.
Il est illusoire de penser que nous trouverons un équilibre entre l'homme et la machine. Les robots tailleurs de pierre remplaceront complètement les tailleurs de pierre parce qu'ils sont plus précis, plus rapides, plus endurants et surtout moins chers. Si la survie de l'artisan est en jeu, alors les robots doivent être considérés comme nuisibles, et rien d'autre. Il n'y a pas de compromis possible avec les machines.
VI.
S'attaquer aux racines du problème
Nous ne prônons pas un néo-luddisme (le mouvement des briseurs de machines). Les machines ne sont que les avatars en acier de leurs partisans humains et de l'esprit machiniste qu'ils propagent. Il faut s'attaquer à la racine du mythe de la machine qui fait croire à l'homme que son salut viendra de l'essor constant du progrès technologique. Il faut en finir avec l'idée que le progrès est nécessairement technologique. Tant que nous lierons notre destin au progrès technologique, nous serons condamnés à subir la tyrannie de la performance et, à terme, ce que Gunther Anders a appelé "l'obsolescence de l'homme". Il est urgent de comprendre que le progrès peut aussi être moral, spirituel, artistique, qualitatif et humain.
VII.
La fin et les moyens
Le choix entre le robot et le tailleur de pierre est en fin de compte un choix entre la fin et les moyens. Pour certains, la fin (la perfection des ornements) est plus importante que les moyens (I.A. et robots) d'y parvenir. Mais ce faisant, nous créons des êtres humains incompétents et insignifiants qui déambuleront comme des spectres dans un décor apparemment traditionnel conçu robotiquement. Comment se résigner à une telle fin ? Tous les contes populaires nous mettent en garde contre la tentation de pactiser avec le diable, de sacrifier une partie de notre âme au nom de la beauté, car la beauté obtenue par de mauvais moyens est monstrueuse (voir le portrait de Dorian Gray). Nous devons opter pour le chemin tortueux et difficile de la tradition et du travail manuel, car c'est le seul qui nous donne la joie sincère, la liberté et l'admiration de la vraie beauté.
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