Cet entretien a été initialement accordé à un journaliste par Noé Morin, Vice-Président de La Table Ronde de l’Architecture, et devait paraître sur le site internet d’un média belge francophone. Mais comme nous sommes à ce jour sans réponse du journaliste en question, nous prenons l’initiative de restituer ici le contenu de cet entretien qui reflète parfaitement, et en peu de mots, la pensée de la TRA sur un vaste éventail de sujets actuels.
Vous affirmez que le monde s’enlaidit, quelles sont selon vous les causes principales de cet enlaidissement ?
Noé Morin : Avant tout, quelques éclaircissements théoriques à propos de ce que nous appelons « la beauté » :
Dans le sillage de Hugo, Ruskin, Mumford, Dostoïevski, Saint-Augustin, Platon et la plupart des Anciens, nous pensons que la Beauté est une qualité morale. Est « beau » ce qui est « bien et vrai ». Pourquoi ? Parce que l’œuvre d’art n’est pas un simple objet : c’est un objet transfiguré par la volonté de l’artiste, c’est un projet. À travers l’œuvre (e.g. la basilique de Saint-Denis), nous fraternisons avec l’esprit de l’artiste (e.g. l’Abbé Suger) et notre admiration va aux confrères qui l’ont réalisée (e.g. les bâtisseurs du XIIè siècle). C’est donc l’élément humain qui, dans l’art, nous fascine, nous impressionne, nous plaît, nous transporte, nous parle. Car là où il y a Homme, il y a intelligence, volonté, émotion, signification.
Selon cette définition de la beauté, n’importe quel arc de triomphe napoléonien peut s’avérer d’une laideur folle, tandis que les pierres dressées de Carnac, les cairns écossais, les chapelles romanes d’Occitanie, les maisons paysannes de Normandie, etc., méritent toute notre admiration. La beauté n’est donc pas une science objective gouvernée par traité (c’est la regrettable contribution de la Renaissance que d’avoir détaché la beauté de son contenu moral, que de l’avoir réduite à un exercice répétitif et de lui avoir donné le statut de « science » gouvernée par les lois immuables de l’Antiquité). Le coup de grâce est porté à la Beauté au XVIIIè siècle par Baumgarten qui la transforme en Esthétique (stricto sensu : la science du sensible).
La première cause de l’enlaidissement du monde, à notre avis, c’est donc l’oubli de la primitive nature de la Beauté. Comme je le disais, la Renaissance a vidé la Beauté de son contenu moral. Avec la Renaissance, est « beau » ce qui « obéit aux canons de la Beauté », eux-mêmes issus de l’imitation de la civilisation gréco-latine. Françoise Choay a bien expliqué comment les « traités » post-Renaissance se sont développés grâce à plusieurs facteurs : 1) la découverte des vestiges de cités antiques qui poussent les artistes à percer les secrets d’une supposée Grandeur passée, 2) la découverte du Nouveau Monde, vastes espaces vierges de toute politique qui enjoignent les idéalistes à inventer des utopies (sortes de manuels à l’attention du bon gouvernement), et j’ajoute : 3) la centralisation du pouvoir politique à travers le développement de l’État moderne. Ces facteurs réunis conduisent l’architecture à être prise en charge par la politique et répandue partout sous forme de principes universellement vrais (c’est, par exemple, le cas de l’architecture néo-classique qui se répand à travers le monde : en Russie sous l’influence de Pierre Le Grand, au Royaume-Uni avec Christopher Wren, en France avec Napoléon Bonaparte et bien sûr aux États-Unis, pays de l’utopie par excellence !, après l’indépendance).
La deuxième conséquence de l’enlaidissement généralisé, c’est la mécanisation des moyens de production et le machinisme subséquent. Au tournant du XXème siècle, l’architecture adopte les moyens de production de l’industrie. Un chantier d’architecture devient une usine où les artisans sont invités à répéter infiniment les mêmes tâches, prélude à leur remplacement (en cours) par des machines. Comme Lewis Mumford l’a mis en évidence dans ses conférences (Art et technique, 1951), l’exigence de la beauté artistique disparaît du moment où la création artistique est prise en charge par la machine. Ainsi que nous le disions d’entrée de jeu, l’art n’a de sens à nos yeux que du temps qu’il reste un art humain. Si l’humain se retire de la production d’une œuvre d’art ou d’architecture, alors il n’y a aucune raison pour que celle-ci n’adopte pas l’apparence absolument froide et inanimée d’un objet de consommation (c’est l’œuvre du mouvement moderne au début du XXè siècle). C’est ce qui est arrivé à l’architecture contemporaine. Quand elle n’est pas choisie sur catalogue, parmi les rayonnages d’un fabriquant industriel de maisons, elle est dessinée en vitesse sur un ordinateur par des architectes dont la culture et les capacités se sont cruellement appauvries (cfr nos articles sur l’enseignement) et construite par des ouvriers détachés, sous-payés, sous-qualifiés précairement formés à un unique but : couler le plus de béton possible dans les délais les plus courts.
On ne peut même pas dire que l’architecture contemporaine soit laide : elle échappe au domaine de la beauté de la même manière qu’un objet purement utilitaire, comme une puce électronique ou une vis, en tant que sous-produits de l’économie industrielle machinisée, sont étrangers à la sphère du Beau.
Est-ce possible d’envisager une architecture à la fois belle et fonctionnelle, c’est-à-dire accessible au grand public ?
N.M. : Rappelons d’abord qu’il y a plus de beauté dans les choses simples faites de main d’homme que dans les édifices grandiloquents du modernisme fabriqués par des machines.
Ensuite, les conditions pour que l’architecture renoue avec la Beauté (au sens où nous l’avons définie dans notre précédente réponse) et l’Utilité, sont liées à la récupération de la liberté humaine dans tous les domaines où elle a été réduite :
La liberté de l’architecte : l’architecte contemporain vit dans une prison mentale. Cette prison le tient à l’écart de l’Histoire, enfermé dans la minuscule cellule de la modernité. La modernité signifie pour lui : « ce qui n’a jamais été fait auparavant ». Il s’efforce donc, toute sa vie durant, d’explorer les limites de l’abstraction minimaliste (e.g. Tadao Andō) ou de l’exubérance déconstructiviste (e.g. Frank Ghery). Ce faisant, il oublie que l’architecture n’est pas un carnaval (pour reprendre le mot d’A.W. Pugin) mais bien, premièrement, la science de concevoir des abris protecteurs, durables, commodes et confortables au possible.
La seconde prison de l’architecte est ses propres limitations. Limitations qui proviennent essentiellement de l’effondrement de la culture historique, de la pratique du dessin et de l’absence de la moindre notion de construction à l’université. L’occultation quasi-totale de l’architecture traditionnelle dans les études (histoire, relevé, dessin mesuré, géométrie, composition, détail de construction du bâti ancien), à part dans les filières patrimoniales, prive les architectes de s’abreuver à la généreuse fontaine de la tradition. Combinée à l’usage intensif des logiciels d’architecture et au dessin informatisé, cette lacune pousse les architectes à pratiquer un « modernisme par défaut d’autre chose », incapables qu’ils sont devenus d’employer le vocabulaire et les matériaux de l’architecture traditionnelle. Double prison, donc. Pour en sortir, pas de secret : il faut lire, apprendre, dessiner, observer, travailler.
La liberté de l’artisan : Comme nous l’écrivions, l’artisan est désormais remplacé par le complexe industriel mécanisé. Les rares artisans qui persistent se réfugient dans l’entretien du patrimoine. L’architecture contemporaine se fait sans eux. Pour être exact, elle n’a plus besoin d’eux : elle repose désormais sur l’emploi de matériaux d’usine fabriqués par centaines de milliers d’exemplaires (e.g. châssis en PVC, portes, modules intégrés de maçonnerie (béton-isolant-parement), briques de béton, lamellé-collé, etc). Ces nouveaux matériaux répondent parfaitement aux nouvelles normes publiques de sécurité, de santé, d’écologie, que sais-je encore… Parfois même, ils les anticipent. Le travail artisanal, qui est toujours unique, périlleux, personnel, irrégulier, est tenu pour suspect par les bureaucrates d’État qui depuis leurs bureaux aseptisés rédigent ces fameuses « normes » de construction rendant l’architecture chaque jour un peu plus uniforme, un peu plus « standard ».
En conséquence, si nous voulons retrouver le chemin d’une architecture « belle et fonctionnelle », ce qui suppose d’employer des matériaux disponibles localement, avec parcimonie, dans le souci du détail, selon des techniques éprouvée dans le temps, nous devons impérativement remettre l’artisan au centre de l’architecture et lui rendre sa pleine liberté et la fierté qui provient du travail bien fait.
La liberté de l’individu : Une architecture qui cherche à contrôler, à enfermer, à restreindre, à contraindre, ne sera jamais belle ni désirable. L’urbanisme et l’architecture modernes qui sortent de la prétention folle de l’État moderne à « surveiller et punir » – Foucault reprend les travaux de Bentham sur le « panoptique » là où ce dernier les avait laissés pour approfondir l’étude du contrôle des individus par la puissance publique via l’environnement bâti – sont issus du mariage infernal entre une puissance étatique centralisée et une pensée systématique visant à stéréotyper les comportements individuels pour qu’ils deviennent aussi prévisibles et lisses que des mouvements d’horlogerie (Lewis Mumford appelle cela : la mégamachine).
Nous, simples individus « consommateurs » d’architecture et d’urbanisme, nous laissons guider par les exigences d’une rue, suivons docilement le chemin balisé d’une galerie commerciale, entrons seulement là où une porte le permet, ne franchissons pas les murs, acceptons passivement de nous soumettre à l’architecture inquisitrice d’un aéroport, d’une gare, d’un musée, ou de subir la pesanteur hiérarchique d’un tribunal, d’un gratte-ciel, d’un ministère. Quel est le point commun entre tous ces types d’architecture ? Ils ont été conçus par d’autres – par un architecte ou un urbaniste sur base de théories systématiques issues du mouvement moderne, conformément aux normes édictées par la bureaucratie d’État et à l’aide des technologies mises au point par l’industrie de la construction. L’individu, le citoyen, celui pour lequel l’architecture est construite, n’a pas son mot à dire dans ce mécanisme bien huilé. Il est, pour ainsi dire, passif. Il regarde passivement s’ériger, autour de lui et pour lui, un décor hideux et inhumain qu’il réprouve de tout son cœur. A-t-il le pouvoir de s’y opposer ? Nous voulons croire que oui. À une époque pas si éloignée, il était courant de construire soi-même sa maison. Le recours à un architecte n’est devenu obligatoire qu’au XXème siècle. Il est curieux de constater que c’est justement à partir de cette époque que l’architecture a commencé à décliner.
Comentarios