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Patrick Webb

Une Monumentale Erreur

Écrit par Patrick Webb

Traduit par Noé Morin


Ceci est le droit de réponse d'un artisan, qui a été apprenti pendant trois ans en tant que tailleur de pierre, et qui gagne son pain comme plâtrier du patrimoine et de l’ornement, au récent podcast : « The Aesthetic City Podcast #38 – Micah Springut, Monumental Labs: Disrupting How We Build – Robotic, A.I. & Automated Stone Carving »


©Monumental Labs

Lorsque quelqu'un vous dit publiquement qui il est, croyez-le. L'entrepreneur Micah Springut ne se fait pas prier, tout comme son intervieweur (et le mien récemment), Ruben Hanssen, qui fait savoir avec enthousiasme à tous ceux qui veulent bien l'entendre où se situent ses propres sympathies. Oui, je cherche la bagarre ; une bagarre que je sais perdue d’avance. Mon argumentaire est solide mais le combat ne se situe pas dans le domaine de la raison et n'est même pas dirigé contre des êtres humains. Les messieurs susmentionnés ne sont pas mes véritables adversaires, mais seulement leurs porte-voix de chair et d’os. Cet essai n'est qu'une escarmouche bientôt oubliée dans la guerre de l'humanité contre les machines. Rien ne les arrêtera. De même, il n'y aura pas de salut pour nous.


Monumental Labs


De quoi s'agit-il ? Qu’est-ce que « Monumental Labs » ? Pour faire court : rien de spécial. Ce n'est qu'une seule de ces milliers de start-ups financées sur fonds publics et privés qui s'efforcent de déconstruire et de réassembler toutes les activités humaines productives imaginables en un travail robotique sous la direction de l'intelligence artificielle. Parce que le travail qu'elle cible recoupe le mien et parce que son PDG a été interviewé par le même podcasteur que moi, je saisis l'occasion d’une critique de la catastrophe de l'intelligence artificielle en cours ; je précise, cependant, qu’elle n’en est pas la cause. Cela fait un certain temps que je réfléchis à ces questions et que j'y suis de plus en plus confronté.


Mais au préalable, pour être juste, voici, dans son intégralité, la présentation de Monumental Labs sur leur propre page d'accueil en date du 28/12/23 :


« Monumental Labs construit des usines robotisées de taille de pierre dotées d'IA. Grâce à elles, nous créerons des villes de la splendeur de Florence, Paris ou New York Beaux-Arts, pour une fraction du coût.


Libérant une Renaissance, Monumental Labs développe l'infrastructure nécessaire pour construire à grande échelle des structures classiques hautement ornementées et pour créer de nouvelles formes architecturales extraordinaires.


La technologie au service de l'artisanat 


Nous développons la prochaine génération de robots tailleurs de pierre. Grâce à des capteurs et à l'intelligence artificielle, ils réaliseront en quelques heures des commandes qui auraient pris, auparavant, plusieurs mois, et exécuteront les détails les plus fins de manière impeccable. En transmettant l'art humain aux machines et en réduisant le coût de la fabrication en 3D, nous élargirons les possibilités créatives des artistes et des architectes du monde entier. »


©Monumental Labs

Ladite Renaissance ne ressemblera en rien à la précédente. Tout d'abord, elle promet d'être bon marché. Plus important encore, les artisans n'auront qu'un rôle limité, à savoir « transmettre leur art humain à la machine » afin que les artistes et les architectes puissent enfin être libres d'étendre leurs possibilités créatives. Du moins jusqu'à ce que l'IA les rattrape sur le plan de la conception. Car oui : ils en discutent aussi. Marchant sur une corde raide en sollicitant les architectes comme clients tout en promettant que l'assistance algorithmique n'est là que pour les aider, les libérer de la corvée d'avoir à tout comprendre par eux-mêmes. Pour l'instant seulement. 


Honnêtement, l'intelligence artificielle n'est pas une nouveauté. Nous vivons sous la codification algorithmique depuis un certain temps, des siècles en fait, plus longtemps encore que les machines industrielles qui ont caractérisé la production de masse ou les ordinateurs numériques qui calculent, surveillent et enregistrent aujourd'hui toutes les activités humaines. Ce que nous appelons l'I.A. n'est que la dernière vague d'un tsunami qui fait des ravages écologiques, culturels et même économiques. Bien qu'il soit trop tard, pour la postérité, il est temps de faire le point sur certaines des promesses fallacieuses et des justifications erronées qui ont écrasé l'artisan pour faire place aux machines et à leurs patrons financiers.


Méfiez-vous de l'homme à la toise


L'artisanat coûte trop cher. Comme pour tous les autres prétextes de la technologie, nous devrions nous attaquer de front à la principale justification du remplacement des artisans par des machines (et, de plus en plus, des concepteurs par des logiciels d'intelligence artificielle). C'est le point qui a été répété à maintes reprises dans ce podcast, reflet de l'attitude générale à l'égard des êtres humains : nous sommes tout simplement devenus trop chers. Mais que mesure-t-on exactement ?


L'artisanat nous coûte-t-il socialement ?

L'artisanat nous coûte-t-il culturellement ?

Le travail manuel nous coûte-t-il sur le plan écologique ?

L'artisanat nous coûte-t-il notre santé physique et notre bien-être mental ?

Bien sûr, nous savons que l'artisanat ne nous coûte rien de cela, mais qu'il contribue à toutes ces choses. Pourtant, les considérations ci-dessus sont délibérément écartées de tout calcul, sacrifiées sur l'autel d'une vision simplifiée et court-termiste de l'économie. La seule définition admissible du « coût » est la dépense immédiate de dollars, d'euros ou de livres sterling. Depuis le siècle des Lumières, l'argent, dans le contexte d'un retour sur investissement rapide, est devenu la seule valeur à laquelle tout doit être réduit et mesuré. C'est particulièrement vrai pour les êtres humains qui sont considérés comme une dépense, contrairement aux machines et aux technologies qui sont toujours présentées comme un investissement. Bref, on se prive de tous les plaisirs tangibles que la vie peut offrir au profit d'une hypothétique prospérité. Trois siècles plus tard, comment une telle vision utilitariste du monde nous a-t-elle été profitable ?


Nous avons besoin de machines, personne ne le fait plus !


Certes, « personne » est une tournure de phrase, une hyperbole. Bien sûr, il y a encore des bricoleurs qui s'adonnent à l'artisanat. Ce que l'on veut dire, c'est qu'il n'y a plus assez d'artisans qualifiés pour réaliser quoi que ce soit de manière pratique. Il existe beaucoup moins d'artisans qualifiés aujourd'hui qu'à n'importe quel autre moment de l'histoire ; c'est le résultat du progrès, donc à la fois un état de fait inévitable, irréversible, et peut-être même souhaitable. La simple idée de promouvoir l'artisanat pour un homme moderne est au mieux un exercice de nostalgie, au pire une opinion dangereusement rétrograde. Si l'on admet qu'il n'y a pas assez d'artisans qualifiés aujourd'hui, à ce moment unique de l'histoire, la question devient : « Pourquoi n'y en a-t-il plus assez ? Pourquoi ne pouvons-nous plus construire comme avant ? »


©Patrick Webb

Tout d'abord, nous ne sommes pas du tout les mêmes individus que les générations précédentes, car nous ne pensons pas du tout comme elles. Et il y a une raison à cela. Tout commence par l'éducation. Autrefois, l'enseignement traditionnel de l'artisanat était dispensé par les membres de la famille, les voisins au sein de la communauté villageoise ou par le biais d'un système de guildes dans les grandes villes marchandes. L'essentiel était que les enfants acquièrent des compétences pratiques, qu'ils apprennent à travailler de leurs mains et à s'occuper d'eux-mêmes dès leur plus jeune âge. Cette situation a commencé à changer au milieu du XIXe siècle, lorsque l'enseignement public est devenu obligatoire, orienté vers l'État et institutionnalisé. Dès le début, l'enseignement public a tourné en dérision l'efficacité, la capacité de faire ou de fabriquer, au profit d'un alphabétisme et d'un calcul génériques et universels qui répondaient respectivement aux besoins bureaucratiques de l'État et aux besoins techniques de l'industrie de masse, sans tenir compte des intérêts ou des capacités des enfants. Le fait que cela ait rendu toute une nouvelle génération passive et dépendante de l'autorité centralisée a certainement été considéré comme un avantage supplémentaire.


Deux cents ans plus tard, l'artisanat a été pratiquement éliminé des programmes des écoles publiques. Dans la plupart des pays aujourd'hui, l'apprentissage, l'emploi de mineurs dans un métier traditionnel à l'âge optimal de leur développement, est illégal. Tout ce qui est enseigné dans les écoles publiques n'est qu'une préparation à une formation universitaire de plus de 4 à 7 ans. Toute autre voie est considérée comme inintelligente et socialement inférieure. L'État et l'industrie n'ont pas l'intention de financer ce type d'enseignement. Travailler de ses mains est considéré comme humiliant, stupide et comme un indicateur clair d'un statut social inférieur et d'une vie difficile à venir. Rien dans l'enseignement public obligatoire ne vous y prépare. Le jeune adulte moyen qui poursuit une carrière dans l'artisanat après avoir obtenu son diplôme commence avec au moins une décennie de retard et ses perspectives de trouver un maître sont presque aussi sombres que celles de trouver un partenaire conjugal qui s'attacherait à une personne généralement considérée par la société comme un « looser ». 


Non, nous n'avons pas « besoin » de machines parce que nous manquons de gens. Il n'y a jamais eu autant de personnes sur la planète Terre, dont beaucoup sont au chômage, sous-employées ou stupidement employées. Le besoin perçu est psychologique, ou mieux : sociologique, intimement lié au refus d'abandonner un progrès très étroitement défini, un progrès technologique qui soutient autant qu'il contrôle notre société de masse.


L'I.A. et les robots, ce ne sont que des outils


Pas plus qu'un compas et une règle ou un marteau et un ciseau, n'est-ce pas ? C'est en tout cas l'argument que l'on invoque, à savoir que toutes ces choses entrent dans la même catégorie super simple : celle des objets qui sont une extension du pouvoir de l'homme. Les nouveaux outils battent les anciens. Plus de puissance, plus de qualité. 


Personnellement, je peux faire presque tout ce qu'il y a à faire en matière de design traditionnel avec un compas et une règle et lui donner vie avec un simple marteau et un ciseau. Je peux emporter ces outils partout où je vais, et c'est ce que je fais. Ils ne coûtent pas cher, quelle que soit la définition que l'on donne à ce mot. Pour moi, les outils manuels représentent une liberté totale même si, en même temps, ils ne font pas le travail à ma place, ils m'obligent plutôt à me discipliner, à maîtriser mes moyens, mes méthodes et mes matériaux.


Mais avec l'I.A. et les robots, qui est le maître et qui est l'outil ? Ils nécessitent des investissements massifs, la normalisation des processus et des systèmes, qui sont tous, dès le départ, légalement protégés en tant que propriété intellectuelle. Ils éliminent les artisans et rendent les artistes et les architectes complètement passifs et dépendants de technologies non durables qui sont essentiellement une boîte noire. La créativité humaine est réduite aux capacités restreintes, aux limites de la machine. Si quelqu'un n'a jamais gagné péniblement, développé patiemment sa propre créativité, une telle béquille peut être considérée comme un grand progrès. Cependant, pour un artiste, un poète ou toute personne qui souhaite être honnête dans son travail, un tel marché faustien est une dégradation abominable de son humanité.


La pierre, c'est durable, c'est bon pour l'écologie !


Eh oui, c'est normal. Après tout, nous vivons sur un énorme rocher crasseux et recouvert d'un peu de flore et de faune. Construire en pierre, en plâtre et en bois est donc aussi durable que souhaitable. Cependant, pour transformer la roche en pierre, il faut quelques étapes de base : la conception, l'extraction, le transport, la fabrication et l'installation. Comment la durabilité d'une méthode traditionnelle se compare-t-elle à l'impact écologique des technologies de pointe ?


Nous avons déjà comparé les outils simples de conception et de fabrication de l'artisanat traditionnel avec les robots, les ordinateurs, l'intelligence artificielle et les usines nécessaires à l'industrie. La comparaison n'est pas très pertinente. Les outils d'un artisan n'ont pratiquement aucun impact sur l'environnement et peuvent durer toute une vie, voire plusieurs. Les artisans, comme nous tous, sont biologiquement des animaux. L'énergie dont nous avons besoin pour travailler est de l'ordre de 4 à 5 000 calories par jour. Nous avons simplement besoin d'être nourris. Bien sûr, les ordinateurs et les robots ne consomment pas de calories, mais ils ont besoin de carburant et de beaucoup de carburant. Micah décrit à plusieurs reprises un « écosystème » de machines comme si elles étaient vivantes. Elles ne le sont pas. Au contraire, elles sont faites de minéraux hautement raffinés, gourmandes en énergie, polluantes, contraires à la vie. Pourquoi toute activité humaine inoffensive doit-elle être accaparée par la machine pour être ensuite transformée en peste destructrice ?


La pierre est lourde. Il faut beaucoup de temps pour la déplacer. C'est pourquoi, jusqu'à une date récente, la pierre n'était utilisée que lorsqu'elle était disponible localement ou parfois en aval d’une rivière. Elle est à l'origine d'une grande partie de la variété des matériaux et des méthodes artisanales de taille. Cependant, l'objectif déclaré de Monumental Labs est de déplacer la production vers une seule carrière avec une pierre homogène, celle que les machines peuvent évidemment tailler, une « gigafactory » de pierre, une plaque tournante d'où tout peut être transporté par camion et qui capterait le marché d'un continent tout entier. L’espoir est que les gains d'efficacité réalisés leur permettront de réduire les coûts, peut-être jusqu'à 80 %. Peut-être, peut-être pas. Quoi qu'il en soit, il est toujours sage de garder à l'esprit qu'une industrie fortement capitalisée et dirigée par des investisseurs fonctionne toujours de manière à maximiser ses profits. Il ne s'agit pas d'une guilde, il ne s'agit pas d'une affaire personnelle, il s'agit simplement d'affaires.


On pourrait en dire plus. On pourrait répondre à l'affirmation délirante selon laquelle ces technologies inaugureront une nouvelle Renaissance, répandant la beauté partout, libérant la créativité humaine, laissant plus de temps à l'artisan pour travailler sur les choses les plus fantaisistes que les machines n'ont pas encore maîtrisées. Nous avons déjà entendu tout cela, depuis l'aube de la révolution industrielle. Les scies mécaniques, les toupies, les meules, les machines à commande numérique, les lasers, les jets d'eau, etc. se succèdent dans leur triste marche mécanique depuis près de deux siècles. Cela a-t-il permis d'améliorer la beauté, de former un artisan plus compétent qui a tout le temps du monde pour se concentrer sur les choses les plus sophistiquées sans avoir à s'encombrer de la corvée de l'apprentissage des fondamentaux ?


C'est tout le contraire. L'industrie de masse nous a conduits à une crise sociale, à un déclin culturel et à un effondrement environnemental imminent. La réponse toute faite est qu'il n'y a pas de retour en arrière possible ; la seule solution possible aux bévues de la technologie est de s'engager et d'investir davantage dans une technologie encore plus performante. En ce qui me concerne, je suis issu d'une famille d'artisans dont le principe éthique est de « ne pas nuire ». Je confesse humblement mes limites ; je suis très petit, l'élan qui emporte le monde dans sa course destructrice est grand. Si cet essai devait passer à la postérité, mon plus grand espoir serait qu'il témoigne que ma génération était pleinement consciente de ce qu'elle faisait, vendant votre avenir pour notre présent, dilapidant en peu d'années des ressources qui auraient pu vous servir, à vous et à vos descendants, pendant des millénaires, exploitant et polluant à un point tel que nous vous avons laissé un terrain vague sur lequel nous avons érigé... un Monument à la folie.




Texte original en anglais sur: https://realfinishes.blogspot.com/

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